J’ai une tendresse particulière pour le filao. On lit trop souvent « S’il s'était cantonné sur la côte sableuse,
le filao aurait pu être seulement bénéfique mais malheureusement, sa croissance rapide et son grand pouvoir de dissémination en font un danger pour la régénération de la forêt indigène », « le
filao est une peste végétale : il appartient à une flore étrangère à notre île, il possède un grand pouvoir de dissémination par ses graines et il bénéficie d’une croissance rapide ». Moi qui
roule chaque jour à l’abri de cet arbre magnifique, d’une hauteur de 10 à 20 mètres, venu d’Océanie en 1768, je sens mon cœur se serrer quand je lis des choses pareilles. Le filao est un arbre
pionnier, capable de coloniser des sols très pauvres en éléments minéraux comme le sol volcanique de La Réunion. Ses feuilles ressemblent à des aiguilles, groupées par vercilles de 9 feuilles sur
le rameau, ce qui les fait ressembler à des aiguilles de pin. D’ailleurs les créoles l’appellent cèdre.
Les chatons femelles sont des boules brunes avec des aspérités piquantes Le tronc est droit, l'écorce grise et
gerçurée. Ses racines peuvent former des nodules fixateurs d'azote et ainsi assimiler l’azote de l’air quand cet élément indispensable manque dans le sol. Son bois, très dur, presque
imputrescible et inattaquable, a été longtemps utilisé pour le chauffage des machines ou des fours (usines sucrières, fours à chaux, locomotives).
Aujourd’hui, on ne l’utilise plus guère que dans la menuiserie artisanale et la construction de cases. Sur le
littoral de Saint-Paul à Saint-Louis, il a servi à fixer les dunes par ses racines superficielles enchevêtrées. Sur les coulées de lave récente, alors que les espèces indigènes ne mesurent encore
qu’un mètre de haut, les filaos s’installent et grandissent rapidement. Auteur d’eux, le tapis de rameaux desséchés forme une litière qui rend impossible la germination des graines de « bois de
couleur ». Il résiste aux embruns salés et à une évaporation intense. De telles qualités d’adaptation, ça fait forcément des jaloux. J'ai pris ces quelques photos entre La Fontaine et Trois
bassins, mais j’étais accablé par un tel ostracisme. Et puis j’ai trouvé un allié pour m’aider à plaider la cause du filao : le réunionnais Léon Dierx (1838-1912). Je vous recopie son poème (pris
dans _Lèvres closes_ 1867) car il a senti lui aussi l’injuste conjuration qui s'est créée autour du pauvre filao :
Les filaos
À Théodore De Banville.
Là-bas, au flanc d'un mont couronné par la brume,
Entre deux noirs ravins roulant leurs frais échos,
Sous l'ondulation de l'air chaud qui s'allume
Monte un bois toujours vert de sombres filaos.
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Là-bas, dressant d'un jet ses troncs roides et roux,
Cette étrange forêt aux douleurs ineffables
Pousse un gémissement lugubre, immense et doux.
Là-bas, bien loin d'ici, dans l'épaisseur de l'ombre,
Et tous pris d'un frisson extatique, à jamais,
Ces filaos songeurs croisent leurs nefs sans nombre,
Et dardent vers le ciel leurs flexibles sommets.
Le vent frémit sans cesse à travers leurs branchages,
Et prolonge en glissant sur leurs cheveux froissés,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les plages,
Un chant grave et houleux dans les taillis bercés.
Des profondeurs du bois, des rampes sur la plaine,
Du matin jusqu'au soir, sans relâche, on entend
Sous la ramure frêle une sonore haleine,
Qui naît, accourt, s'emplit, se déroule et s'étend
Sourde ou retentissante, et d'arcade en arcade
Va se perdre aux confins noyés de brouillards froids,
Comme le bruit lointain de la mer dans la rade
S'allonge sous les nuits pleines de longs effrois.
Et derrière les fûts pointant leurs grêles branches
Au rebord de la gorge où pendent les mouffias,
Par place, on aperçoit, semés de taches blanches,
Sous les nappes de feu qui pétillent en bas,
Les champs jaunes et verts descendus aux rivages,
Puis l'océan qui brille et monte vers le ciel.
Nulle rumeur humaine à ces hauteurs sauvages
N'arrive. Et ce soupir, ce murmure immortel,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les côtes,
Épand seul le respect et l'horreur à la fois
Dans l'air religieux des solitudes hautes.
C'est ton âme qui souffre, ô forêt ! C'est ta voix
Qui gémit sans repos dans ces mornes savanes.
Et dans l'effarement de ton propre secret,
Exhalant ton arôme aux éthers diaphanes,
Sur l'homme, ou sur l'enfant vierge encor de regret,
Sur tous ses vils soucis, sur ses gaîtés naïves,
Tu fais chanter ton rêve, ô bois ! Et sur son front,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les rives,
Plane ton froissement solennel et profond.
Bien des jours sont passés et perdus dans l'abîme
Où tombent tour à tour désir, joie, et sanglot ;
Bien des foyers éteints qu'aucun vent ne ranime,
Gisent ensevelis dans nos cœurs, sous le flot
Sans pitié ni reflux de la cendre fatale ;
Depuis qu'au vol joyeux de mes espoirs j'errais,
Ô bois éolien ! Sous ta voûte natale,
Seul, écoutant venir de tes obscurs retraits,
Pareille au bruit lointain de la mer sur les grèves,
Ta respiration onduleuse et sans fin.
Dans le sévère ennui de nos vanités brèves,
Fatidiques chanteurs au douloureux destin,
Vous épanchiez sur moi votre austère pensée ;
Et tu versais en moi, fils craintif et pieux,
Ta grande âme, ô nature ! éternelle offensée !
Là-bas, bien loin d'ici, dans l'azur, près des cieux,
Vous bruissez toujours au revers des ravines ;
Et par delà les flots, du fond des jours brûlants,
Vous m'emplissez encor de vos plaintes divines,
Filaos chevelus, bercés de souffles lents !
Et plus haut que les cris des villes périssables,
J'entends votre soupir immense et continu,
Pareil au bruit lointain de la mer sur les sables,
Qui passe sur ma tête et meurt dans l'inconnu !