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13 octobre 2008 1 13 /10 /octobre /2008 17:09

merci à Laurent et à Christine de leur idée : relire Le Clezio

Du plus loin que je me souvienne, j'ai entendu la mer. Mêlé au vent dans les aiguilles des filaos, au vent qui ne cesse pas, même lorsqu'on s'éloigne des rivages et qu'on s'avance à travers les champs de canne, c'est ce bruit qui a bercé mon enfance. Je l'entends maintenant, au plus profond de moi, je l'emporte partout où je vais. Le bruit lent, inlassable, les vagues qui se brisent au loin sur la barrière de corail, et qui viennent mourir sur le sable de la Rivière noire. Pas un jour sans que j'aille à la mer, pas une nuit sans que je m'éveille, le dos mouillé de sueur, assis dans mon lit de camp, écartant la moustiquaire et cherchant à percevoir la marée, inquiet, plein d'un désir que je ne comprends pas.

Je pense à elle comme à une personne humaine, et dans l'obscurité, tous mes sens sont en éveil pour mieux l'entendre arriver, pour mieux la recevoir. Les vagues géantes bondissent par-dessus les récifs, s'écroulent dans le lagon, et le bruit fait vibrer la terre et l'air comme une chaudière. Je l'entends, elle bouge, elle respire.

Quand la lune est pleine, je me glisse hors du lit sans faire de bruit, prenant garde à ne pas faire craquer le plancher vermoulu. Pourtant, je sais que Laure ne dort pas, je sais qu'elle a les yeux ouverts dans le noir et qu'elle retient son souffle. J'escalade le rebord de la fenêtre et je pousse les volets de bois, je suis dehors, dans la nuit. La lumière blanche de la lune éclaire le jardin, je vois briller les arbres dont le faîte bruisse dans le vent, je devine les massifs sombres des rhododendrons, des hibiscus. Le coeur battant, je marche sur l'allée qui va vers les collines, là où commencent les friches. Tout près du mur écroulé, il y a le grand arbre chalta, celui que Laure appelle l'arbre du bien et du mal, et je grimpe sur les maîtresses branches pour voir la mer par-dessus les arbres et les étendues de canne. La lune roule entre les nuages, jette des éclats de lumière. Alors, peut-être que tout d'un coup je l'aperçois, par-dessus les feuillages, à la gauche de la Tourelle du Tamarin, grande plaque sombre où brille la tache qui scintille. Est-ce que je la vois vraiment, est-ce que je l'entends ? La mer est à l'intérieur de ma tête, et c'est en fermant les yeux que je la vois et l'entends le mieux, que je perçois chaque grondement des vagues divisées par les récifs, et puis s'unissant pour déferler sur le rivage. Je reste longtemps accroché aux branches de l'arbre chalta, jusqu'à ce que mes bras s'engourdissent. Le vent de la mer passe sur les arbres et sur les champs de canne, fait briller les feuilles sous la lune. Quelquefois je reste là jusqu'à l'aube, à écouter, à rêver. A l'autre bout du jardin, la grande maison est obscure, fermée, pareille à une épave. Le vent fait battre les bardeaux disloqués, fait craquer la charpente. Cela aussi, c'est le bruit de la mer, et les craquements du tronc de l'arbre, les gémissements des aiguilles des filaos. J'ai peur, tout seul sur l'arbre, et pourtant je ne veux pas retourner dans la chambre. Je résiste au froid du vent, à la fatigue qui fait peser ma tête.

Le Chercheur d'or, deux premières pages


Pour nous le ciel s'éclaire. Il faut tout oublier, et ne penser plus qu'aux étoiles. Mam nous montre les lumières, elle appelle mon père, pour nous poser des questions. J'entends dans le noir sa voix claire, jeune, et cela me fait du bien, me rassure.

« Regardez, là... N'est-ce pas Bételgeuse, au sommet d'Orion ? Et les trois Rois Mages ! Regardez vers le nord, vous allez voir le Chariot. Comment s'appelle la petite étoile qui est tout à fait au bout du chariot, sur le timon ? »

Je regarde de toutes mes forces. Je ne suis pas sûr de la voir.

« Une étoile très petite, posée en haut du Chariot, au-dessus de la deuxième étoile ? » Mon père pose la question gravement, comme si cela avait, ce soir, une importance exceptionnelle.

« Oui, c'est ça. Elle est toute petite, je la vois, et elle disparaît. »

« C'est Alcor, dit mon père. On l'appelle aussi le Cocher du Grand Chariot, les Arabes l'ont nommée Alcor, ce qui veut dire épreuve, parce qu'elle est si petite que seuls des yeux très perçants peuvent la distinguer. » Il se tait un instant, puis il dit à Mam, d'une voix plus gaie : « Tu as de bons yeux. Moi je ne peux plus la voir. »

Moi aussi, j'ai vu Alcor, ou plutôt, je rêve que je l'ai aperçue, fine comme une poussière de feu au-dessus du timon du Grand Chariot. Et de l'avoir vue, cela efface tous les mauvais souvenirs, toutes les inquiétudes.

C'est mon père qui nous a appris à aimer la nuit. Parfois, le soir, quand il ne travaille pas dans son bureau, il nous prend par la main, Laure à sa droite et moi à gauche, et il nous conduit le long de l'allée qui traverse le jardin jusqu'en bas, vers le sud. Il dit : l'allée des étoiles, parce qu'elle va vers la région du ciel la plus peuplée. En marchant il fume une cigarette, et nous sentons l'odeur douce du tabac dans la nuit, et nous voyons la lueur qui rougeoie près de ses lèvres, et éclaire son visage. J'aime l'odeur du tabac dans la nuit.

Les plus belles nuits sont en juillet, quand le ciel est froid et brillant et qu'on voit, au-dessus des montagnes de la Rivière Noire, toutes les plus belles lumières du ciel : Véga, Altaïr de l'Aigle – Laure dit qu'elle ressemble plutôt à la lampe d'un cerf-volant – et cette troisième dont je ne me rappelle jamais le nom, pareille à un joyau au sommet de la grande croix. Ce sont les trois étoiles que mon père appelle les Belles de nuit, qui brillent en triangle dans le ciel pur. Il y a aussi Jupiter, et Saturne, tout à fait au sud, qui sont des feux fixes au-dessus des montagnes. Nous regardons beaucoup Saturne, Laure et moi, parce que notre tante Adelaïde nous a dit que c'était notre planète, celle qui régnait dans le ciel quand nous sommes nés, en décembre. Elle est belle, un peu bleutée, et elle brille au-dessus des arbres. C'est vrai qu'il y a en elle quelque chose qui effraie, une lumière pure et acérée comme celle qui brille parfois dans les yeux de Laure. Mars n'est pas loin de Saturne. Elle est rouge et vive, et sa lumière aussi nous attire. Mon père n'aime pas les choses qu'on raconte sur les astres. Il nous dit : « Venez, nous allons regarder la Croix du Sud ». Il marche devant nous, jusqu'au bout de l'allée, du côté de l'arbre chalta. Pour bien voir la Croix du Sud, il faut être loin des lumières de la maison. Nous regardons le ciel, presque sans respirer. Tout de suite, je repère les « suiveuses », haut dans le ciel, au bout du Centaure. A droite, la Croix est pâle et légère, elle flotte un peu inclinée, comme une voile de pirogue. Laure et moi nous l'apercevons en même temps, et nous n'avons pas besoin de le dire. Ensemble nous regardons la Croix, sans parler. Mam vient nous rejoindre, et elle ne dit rien à notre père. Nous restons là, et c'est comme si nous écoutions le bruit des astres dans la nuit. C'est si beau qu'on n'a pas besoin de le dire. Mais je sens mon coeur qui me fait mal, et ma gorge qui se serre, parce que cette nuit-là, quelque chose a changé, quelque chose dit que tout doit finir. Peut-être que c'est écrit dans les étoiles, voilà ce que je pense, peut-être qu'il est écrit dans les étoiles comment il faudrait faire pour que rien ne change et que nous soyons sauvés.

Le Chercheur d'or, pages 48 à 50, folio

j'en profite pour donner le lien vers le site de mon amie Josiane pour ceux qui veulent en savoir plus sur Le Clézio et le prix Nobel :

http://rienquepourvous.over-blog.com/article-23574041.html

on peut ajouter le blog de Pierre asouline (9 octobre)

http://passouline.blog.lemonde.fr/

  remue.net

http://remue.net/spip.php?article2867

et la revue Lire de novembre (dossier très bien fait de 24 pages)


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