15 octobre 2008
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Aujourd'hui, j'ai rendu visite aux bayans de Saint-Pierre. Un par un. Quelle convivialité ! C'est impossible d'en prendre un en photo sans humain près de lui : gramoune, enfants en train de jouer,
voyageurs attendant le bus, pêcheur avec sa place attitrée, le banyan a toujours un ou plusieurs compagnons . Chaque banyan s'est mis au service de certains d'entre nous. Ils se sont partagés le
travail : ombre, terrain de jeu, spectacle mythologique ou cosmique, autel, réincarnation, être fabuleux.
Le banyan tire.
Ce géant ici, comme son frère de l'Inde, ne va pas ressaisir la terre avec ses mains, mais, se dressant d'un tour d'épaule, il emporte au ciel ses racines comme des paquets de chaînes. A peine le tronc s'est-il élevé de quelques pieds au-dessus du sol qu'il écarte laborieusement ses membres, comme un bras qui tire avant le faisceau de cordes qu'il a empoigné. D'un lent allongement le monstre qui hale se tend et travaille dans toutes les attitudes de l'effort, si dur que la rude écorce éclate et que les muscles lui sortent de la peau. Ce sont des poussées droites, des flexions et des arcs-boutements, des torsions de reins et d'épaules, des détentes de jarret, des jeux de cric et de levier, des bras qui, en se dressant et en s'abaissant, semblent enlever le corps de ses jointures élastiques. C'est un noeud de pythons, c'est une hydre qui de la terre tenace s'arrache avec acharnement. On dirait que le banyan lève un poids de la profondeur et le maintient de la machine de ses membres tendus. Honoré de l'humble tribu, il est, à la porte des villages, le patriarche revêtu d'un feuillage ténébreux. On a, à son pied, installé un fourneau à offrandes, et dans son coeur même et l'écartement de ses branches, un autel, une poupée de pierre. Lui, témoin de tout le lieu, possesseur du sol qu'il enserre du peuple de ses racines, demeure, et, où que son ombre se tourne, soit qu'il reste seul avec les enfants, soit qu'à l'heure où tout le village se réunit sous l'avancement tortueux de ses bois les rayons roses de la lune passant au travers des ouvertures de sa voûte illuminent d'un dos d'or le conciliabule, le colosse, selon la seconde à ses siècles ajoutée, persévère dans l'effort imperceptible. Quelque part la mythologie honora les héros qui ont distribué l'eau à la région, et, arrachant un grand roc, délivré la bouche obstruée de la fontaine. Je vois debout dans le Banyan un Hercule végétal, immobile dans le monument de son labeur avec majesté. Ne serait-ce pas lui, le monstre enchaîné, qui vainc l'avare résistance de la terre, par qui la source sourd et déborde, et l'herbe pousse au loin, et l'eau est maintenue à son niveau dans la rizière ? Il tire. Connaissance de l'Est (1895-1900) Paul Claudel
Le banyan tire.
Ce géant ici, comme son frère de l'Inde, ne va pas ressaisir la terre avec ses mains, mais, se dressant d'un tour d'épaule, il emporte au ciel ses racines comme des paquets de chaînes. A peine le tronc s'est-il élevé de quelques pieds au-dessus du sol qu'il écarte laborieusement ses membres, comme un bras qui tire avant le faisceau de cordes qu'il a empoigné. D'un lent allongement le monstre qui hale se tend et travaille dans toutes les attitudes de l'effort, si dur que la rude écorce éclate et que les muscles lui sortent de la peau. Ce sont des poussées droites, des flexions et des arcs-boutements, des torsions de reins et d'épaules, des détentes de jarret, des jeux de cric et de levier, des bras qui, en se dressant et en s'abaissant, semblent enlever le corps de ses jointures élastiques. C'est un noeud de pythons, c'est une hydre qui de la terre tenace s'arrache avec acharnement. On dirait que le banyan lève un poids de la profondeur et le maintient de la machine de ses membres tendus. Honoré de l'humble tribu, il est, à la porte des villages, le patriarche revêtu d'un feuillage ténébreux. On a, à son pied, installé un fourneau à offrandes, et dans son coeur même et l'écartement de ses branches, un autel, une poupée de pierre. Lui, témoin de tout le lieu, possesseur du sol qu'il enserre du peuple de ses racines, demeure, et, où que son ombre se tourne, soit qu'il reste seul avec les enfants, soit qu'à l'heure où tout le village se réunit sous l'avancement tortueux de ses bois les rayons roses de la lune passant au travers des ouvertures de sa voûte illuminent d'un dos d'or le conciliabule, le colosse, selon la seconde à ses siècles ajoutée, persévère dans l'effort imperceptible. Quelque part la mythologie honora les héros qui ont distribué l'eau à la région, et, arrachant un grand roc, délivré la bouche obstruée de la fontaine. Je vois debout dans le Banyan un Hercule végétal, immobile dans le monument de son labeur avec majesté. Ne serait-ce pas lui, le monstre enchaîné, qui vainc l'avare résistance de la terre, par qui la source sourd et déborde, et l'herbe pousse au loin, et l'eau est maintenue à son niveau dans la rizière ? Il tire. Connaissance de l'Est (1895-1900) Paul Claudel