J’ai bien lu la biographie du matou Philippon, que vous m’avez indiquée. Je dois décidément vous faire part de mon trouble…
… il se trouve qu’il y a environ 15 ans, ce qui est à peu près une vie de chat, j’ai connu un Sieur Philippon, dans la bonne ville de Saint Paul. Vous me direz que la chose est banale ? Je vais alors rajouter un troublant détail : ce monsieur Philippon avait le même regard bleu azuré que le matou du 90.
Lorsqu’il apparaissait dans la société, les dames frémissaient légèrement, les conversations s’arrêtaient un instant puis reprenaient sur un ton plus lent. Monsieur Philippon était un travailleur intellectuel, il faisait du conseil d’orientation. L’étrangeté de son regard avait dépassé les frontières de la ville de Saint Paul, et il n’était pas rare d’entendre parler de lui, dans les salons, du nord au sud de l’île. Ses yeux étaient bordés de longs cils noirs, ce qui les rendait encore plus surprenants. Il avait un petit grain de beauté sur la narine droite, or daignez, docteur Ouatson, observer la photo ci-contre. N’allez pas me traiter de folle, je vous prie, lisez la suite …
Il se trouve que deux de mes collègues tenaient un jour conversation, tout près de mon bureau, me croyant absente, je les ai alors entendues s’épancher avec une certaine impudeur, au sujet de leurs aspirations, séductions, rêves interdits etc… Oserais-je vous confier la troisième troublante coïncidence ? – l’une d’elle s’appelait Blanche et l’autre Régine. Cette dernière était une petite femme potelée, nerveuse, apprêtée, un rien ordinaire, mais nul doute qu’elle pouvait plaire aux hommes. Sauf qu’elle n’avait pas le bonheur de plaire à ce monsieur Philippon aux yeux d’azur. Blanche la consolait, et je l’ai entendue distinctement à travers les cloisons minces de nos bureaux, sa voix haut perchée pérorant, affirmant que de toutes façons, la femme légitime de monsieur Philippon lui avait retiré tout attribut viril, en somme depuis qu’il était marié, monsieur Philippon n’avait plus rien d’un séducteur, Blanche n’y allait pas par quatre chemins, selon elle, la dame Philippon avait châtré son seigneur. Comment s’appelait-elle, déjà ? … Korina ? Katalina ? Katharina ? j’ai oublié, hélas. Mes deux collègues évoquaient un repas entre amis, où le couple Philippon était apparu, uni. Le doux éphèbe aux yeux de chat, échappait aux regards des dames, étant tout absorbé par son bonheur nouveau : il tenait dans ses bras leurs premiers nourrissons, d’une portée de deux. Rien d’autre ne l’intéressait, que le vagissement des poupons jumeaux, et ses mains viriles caressaient fréquemment le duvet pâle qui auréolait les minuscules visages. A la manière d’un chat, il leur apposait de légères caresses, comme les petites touches d’un pinceau artiste. Les dames ulcérées pleuraient la main de Philippon, perdue pour elles à tout jamais. C’était une société un peu frivole, aux mœurs légères. Le bruit courait que certains soirs de pleine lune, mes collègues se rencontraient en un lieu que j’ignore, pour des réunions qui m’avaient tout l’air de ressembler à des bacchanales. La vie de province est ainsi faite. On le dit souvent. J’ai juste appris quelques années plus tard, que le couple essuyait quelques tempêtes, mais n’aimant pas les commérages, je n’y accordais pas beaucoup d’attention. J’éprouvais une sorte d’aversion, je vous l’avoue, pour Régine P. qui trouvait toujours des moyens d’obtenir les grâces de notre chef de service. J’avais entendu dire qu’elle fréquentait les salons des voyantes et autres marabouts spécialisés en spiritisme et retours d’affection, ce qui me la rendait encore plus antipathique. Je m’en méfiais infiniment.
C’est tout.
Je suis émue, docteur Ouatson, je n’ose en dire davantage.
Enfin, si, je vais faire un effort… Madame Lydia affirme qu’une certaine Régine P. aurait déposé monsieur Philippon, son chat, soi-disant, châtré, dans sa maison, en adoption ? Croyez-moi, moi qui ai connu ce Philippon sous ses traits d’homme, je fus saisie immédiatement, par la ressemblance, lorsque le matou Philippon vint directement vers moi, me fixant avec insistance, et lançant un cri en deux syllabes, péniblement articulées, avec une même insistance… Ses yeux d’azur, surtout, m’ont immédiatement renvoyée dans un passé pas si lointain, une vie de chat, je vous dis, seulement quinze années.
J’ai voulu donner le change, je n’ai rien dit de mes soupçons à Lydia, mais me suis juste enquise de la santé de cette dame Régine P. et de son retour possible. Lydia m’a répondu d’un large sourire, puis elle a rajouté, sûre d’elle, que cette dame ne reviendrait jamais chercher son chat Philippon.
Je suis très troublée, car Monsieur Philippon, l’humain, a disparu, nous n’en avons plus jamais entendu parler. Il a sans doute quitté l’île pour une année de stage de formation, c’est à l’époque, le bruit qui courait dans les bureaux. Madame Régine P. a rencontré un banquier et refait sa vie. Quant à son amie Blanche, il me semble qu’elle est partie au Népal.
Il est des crimes qui n’en sont pas, il est des disparitions qui n’en sont pas. Je pose tout ce que je sais devant vous, docteur, faites-en les déductions qui conviennent. Si j’avais votre perspicacité et votre métier, je me demande si je ne lancerais pas une enquête…
Caresse-tine Nidrajud, à votre service
PS : je dois m’absenter pendant les quelques jours de pleine lune, les miaulements des matous du quartier m’indisposent, et de plus j’ai ouï dire que la ville du Port de la Pointe des Galets était très agréable pour quelques vacances au bord de l’eau, on y trouve des sardines grillées et quelques reliefs de daurades abandonnés par les pêcheurs