Le texte que je recopie ci-dessous s'accorde avec des questions que je me pose depuis de nombreuses années. C'est la préface de J-M Le Clézio au livre d'Issa Asgarally intitulé L'interculturel ou la guerre, paru en 2005 aux Presses du M.S.M. ISBN : 99903-31-17-0. Introuvable à la Réunion, absent des catalogues. C'est Shenaz Patel qui m'a donné la solution : le commander à la librairie mauricienne en ligne Le Cygne : http://www.lecygne.com/
Il faudrait parler de la mondialité façon Glissant et de la Créolie façon Sam-Long, ce sera pour une autre fois.
Au multiculturalisme, qui met l'accent sur les différences et ne peut conduire qu'au repli identitaire, Asgarally oppose l'interculturel, concept qui privilégie l'unité fondamentale des hommes et des femmes en tant qu'êtres humains (p. 113), et base sur laquelle peut s'établir un système équilibré d'échange, en veillant à ce que celui-ci se déroule entre partenaires égaux, qui jouissent d'une égalité sur le plan de la confiance en soi, de l'accès à l'espace public ou encore du pouvoir économique et politique (p. 27).
Asgarally est né à l'île Maurice, il est docteur en linguistique, écrivain, sociologue, historien de l'esclavage, s'intéresse à l'éducation et à l'audiovisuel. Prix RFO du livre 2007.
Voici la préface de Le Clézio :
Nul ne peut aujourd'hui refuser l'interculturel. De tous les peuples de la terre, ce sont les gens des îles qui ont le mieux conçu et exprimé, pratiqué la nécessité de la relation. Parce qu'ils sont nés sur des terres de transit, terres de contact, ces ante islas sur lesquelles se sont succédé les explorateurs, les conquérants, les esclaves et les migrants économiques. Mascareignes, Antilles, archipels qui ont, comme l'a dit Edouard Glissant, cent ans d'avance sur les sociétés continentales, en matière de métissage, de diversité culturelle et linguistique, de rencontre entre religions.
Dans l'essai qu'on va lire, l'écrivain mauricien Issa Asgarally – sociologue, linguiste, mais avant tout philosophe – nous parle simplement de cette idée très belle et très ancienne qui se rattache à l'histoire humaine. Cette idée est apparue à la Renaissance, au moment où ont lieu les premiers voyages de rencontre entre l'Orient et l'Occident, et les premières explorations du continent américain. C'est aussi le moment des premiers affrontements, des conquêtes et des spoliations, dont l'onde de choc se fait encore sentir aujourd'hui. Le mal porte parfois en lui son propre remède. Dans le creuset de violence et d'injustice de ces conquêtes est née la première forme de démocratie universelle. Non de l'héritage grec ou chrétien, comme cela continue d'être affirmé, mais de la nécessité de justice et de liberté qui surgissait de l'esclavage des Africains, de l'expropriation et du génocide des Indiens d'Amérique ou de l'asservissement des Océaniens. L'idéal de liberté et de fraternité que la Déclaration des Droits de l'homme a proclamé en 1789 n'a pas été inventé dans les livres. Il a été écrit dans la douleur par les peuples conquis, mis au monde dans le ventre des bateaux négriers et dans les champs où travaillaient les ouvriers agricoles des plantations.
Ce n'est pas un hasard si les pays où la Conquête a laissé les traces les plus douloureuses – Mexique, Pérou, Bolivie – sont ceux qui ont intégré la notion de l'interculturel à leurs programmes éducatifs. Ces pays où une part importante de la population autochtone a été longtemps tenue à l'écart, ignorée et ignorante de ses droits, après une âpre lutte sont devenus des modèles en ce qui concerne l'éducation bilingue et l'interculturel.
L'Europe, la France plus particulièrement, connaissent un déficit en matière de relation entre les différentes composantes de sa culture. L'héritage jacobin, qui luttait jadis contre toute idée de fédéralisme, a imposé le modèle d'une culture unique, exclusive, niant toutes les origines régionales, comme si elles représentaient un poids du passé. Aujourd'hui, la France, même si elle a enfin signé la charte des langues régionales, continue à traiter par le dédain ses composantes basque, bretonne, occitane, et refuse même un statut à la plus parlée et la plus vivante de ses langues régionales qui est le créole.
Son passé colonial est à l'origine d'une contradiction dont les conséquences se font sentir au quotidien : ayant pénétré les cultures les plus lointaines, en Afrique, en Asie du sud-est, en Océanie, la France ne pouvait pas espérer régner en impératrice. Elle s'ouvrait aux trésors des nations assujetties et devait s'en imprégner. Les guerres mondiales, le développement industriel ont fait de la France l'un des axes de l'interdépendance. La relation s'est longtemps faite à sens unique, de la métropole vers ses terres vassales. Aujourd'hui, il appartient à la France de retrouver le respect de l'autre, de s'ouvrir à une ère nouvelle de compréhension.
Issa Asgarally n'est pas le produit de la culture française. On peut même affirmer qu'il n'est pas le produit d'une culture purement occidentale. Il est avant tout un Mauricien, né à Port Louis, dans le quartier de Ward IV où se rencontraient chaque jour toutes les communautés et toutes les religions. Sa langue d'universitaire est l'anglais, sa langue de culture le français, et sa langue de tous les jours le créole. C'est cette identité multiple qui constitue l'originalité de sa pensée. Nourri des humanités classiques de l'Occident, et de la dialectique des grands contemporains, Edward Said, Michel Serres, Amin Maalouf, Umberto Eco ou Sanjay Subrahmanian, Issa Asgarally utilise ces éléments formateurs pour les refondre dans le creuset de l'interculturel, et pour, dit-il, « déconstruire les récits coloniaux qui opposent les peuples et les cultures ». Il met au jour une autre interprétation vigoureuse, libre des idées reçues et des a priori de l'histoire.
L'île Maurice, son pays, peut sembler infime par sa taille et son pouvoir économique. Mais il est vaste par l'expérience. Maurice, comme la plupart des îles à sucre colonisées par l'Europe a connu tout ce qui fait notre siècle : l'ére cruelle de l'esclavage, l'avènement de l'ère industrielle et l'immigration, la modernité et l'indépendance, et les difficultés consécutives à l'universalisation du capitalisme, ainsi que la manne et les dangers du tourisme à outrance. Ce petit pays a véritablement tout connu, tout vécu, sauf une chose qu'il ne saurait envier aux grandes nations, la guerre.
Le pacifisme, à Maurice, n'est pas une idée intellectuelle, ni un luxe de philosophe. Il est une absolue nécessité. Lorsque, en 1999, à la suite du décès en prison du chanteur créole Kaya, les deux principales communautés de Maurice, Indo-Mauriciens et Créoles étaient sur le point de s'affronter, chacun a pu mesurer la fragilité du multiculturalisme. Le rêve de l'arc-en-ciel est menacé à chaque instant par l'enfermement dans l'identité communautaire. S'il condamne le manichéisme populiste de Samuel Huntington — et à travers lui la doctrine de l'affrontement des civilisations et les thèses de David Rapoport et de l'Institut de Recherches pour la Guerre et la Paix, qui ont inspiré la politique extérieure américaine depuis des décennies — Issa Asgarally se refuse également à un optimisme béat.
Plus que jamais, la question qu'il pose est urgente, inévitable. A la lumière de la réalité quotidienne, tandis que se développent des combats et des doctrines d'un autre âgee, son livre nous met en face du dilemme contemporain : si nous ne réalisons pas, maintenant, l'interculturel sur cette planète qui est notre île à tous, préparons-nous à voir nos enfants entrer dans la guerre.