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14 janvier 2009 3 14 /01 /janvier /2009 13:31
Interview entre Patrick Singaïny (intellectuel rényoné qui travaille en Martinique) et Paul Vergès Président du Conseil régional le 20 août 2008, publiée dans la presse antillaise

Patrick Singaïny : Pourquoi fêter le 10 mai alors que nous avons notre 20 décembre ?
Paul Vergès : Nous fêtons avec raison, dans nos îles, à des dates respectives, l'abolition de l'esclavage en exaltant nos luttes propres. Mais l'Hexagone, quelle date devait-il commémorer pour montrer qu'il rompait avec son passé colonial ?
On a beaucoup trop exalté 1848 comme un apport du peuple français, certes réel, à l'abolition de l'esclavage. Mais ce qui a été aboli a auparavant été institué. Et par qui l'esclavage a-t-il été instauré ? Il manquait la reconnaissance, par le pays colonisateur lui-même, de sa responsabilité dans l'établissement de ce régime inhumain.
Le 10 mai est une date nationale qui ne doit pas effacer le 20 décembre réunionnais, au contraire ! Le 10 mai marque le début d'une connaissance et d'une réappropriation de ce passé esclavagiste par le peuple français d'aujourd'hui, qui n'est pas responsable de ce qui s'est passé, mais qui doit s'interroger sur cet héritage tout de même constitutif de la France contemporaine.
Dans l'histoire de France, on ne doit pas seulement exalter des événements comme Valmy, la Révolution de 1789, etc...
Mais alors pourquoi, à La Réunion, fêter le 10 mai ?
Ici, notre date fondamentale est le 20 décembre. Mais le 10 mai signifie que, pour la première fois, les représentants du peuple de France ont reconnu à l'unanimité l'esclavage - institué par tous les peuples européens et d'autres - comme un crime contre l'humanité. Le peuple français doit célébrer cet acte. Ce n'est pas le point final, mais une étape nécessaire, au-delà de notre propre célébration.
Il est important que l'instauration de l'esclavage, sa prolongation par Napoléon, puis son abolition soient reconnues et étudiées comme une partie intégrante de l'Histoire nationale française. Il est important que cela fasse partie du fonds commun de la culture française. (1)
Pourquoi devrait-on éduquer les Français hexagonaux ? Pourquoi est-ce à nous d'assurer cette éducation ?

Nous, peuple réunionnais ? Nous n'avons pas mission d'éduquer le peuple français...
C'est pourtant ce que nous sommes souvent amenés à faire. Par exemple, Françoise Vergès, dans ses missions à la tête du Comité pour la mémoire de l'esclavage, se voit obligée de refaire constamment un travail pédagogique sur ces questions.
Tout bien considéré, c'est un service que les ex-colonisés rendent au colonisateur ; service que, en réalité, ils se rendent à eux-mêmes. En cela, nous percevons bien que sur le plan culturel, nous sommes dans un état de réflexion autrement plus avancé que lui.

C'est certain. Ma question suivante se veut plutôt philosophique car il m'a semblé que, par certains côtés, vous vous y adonnez. Marronnage, lutte, dépassement... : existe-t-il selon vous une autre voie pour acquérir sa sérénité, son soi ?
Nous n'avons pas fini d'étudier cette véritable épopée des Noirs marrons. On imagine difficilement ce que cela représente : des gens ont été déportés de leur patrie sans aucun espoir de la retrouver, mais ils étaient tellement attachés aux valeurs de liberté humaine qu'ils se sont exilés sur les hauteurs de l'île.
Les Mozambicains et les Malgaches de la côte ont dû aller dans les montagnes et affronter les températures extrêmement fraîches pour y survivre. Ils ont vécu sans moyens matériels ; ils ont été constamment pourchassés. Ils ont maintenu de génération en génération le flambeau de la liberté. Ils représentaient vraiment les personnes libres, sans commune mesure avec la liberté dont pouvaient se prévaloir leurs propriétaires esclavagistes. C'est dans leur camp que s'est battue durant près de deux siècles la liberté, et qu'y a survécu la dignité humaine. La diversité du peuplement ne permettait certes pas de créer une sorte de réalité institutionnelle étatique. Ils sont donc restés en groupes nomades.
Je vis dans la région du Port et de La Possession. J'éprouve une satisfaction fantastique à voir le piton Cimendef, réputé inaccessible et qui porte le nom d'un esclave malgache parti marron.
Cimendef signifie en malgache « Celui qui ne courbe pas la tête ». Isolé là-haut avec sa femme, il était l'exemple de l'homme libre pour tous les esclaves. Je ne connais pas de nom plus exaltant que « Celui qui ne courbe pas la tête ». Dans un univers esclavagiste, ce nouveau nom ne pouvait être qu'extraordinaire.
(à suivre)
« Nous n'avons pas fini d'étudier l'épopée des Noirs marrons »
Témoignages du samedi 3 janvier 2009 (page 3)
http://www.temoignages.re/article.php3?id_article=34354

(1) Remarque personnelle :

Si jusqu'au 20 décembre 1948, il était interdit aux réunionnais de célébrer l'anniversaire de l'abolition de l'esclavage (voir notre billet du 20 décembre dernier "20 décembre 1848"), on dirait qu'aujourd'hui, avec l'actuel Président de la République pourtant peu enclin à la repentance, c'est l'excès inverse qui risque de se produire. A preuve cet entrefilet du Quotidien de la Réunion du 11 mai 2008 :

LE 23 MAI, "UNE JOURNEE COMMEMORATIVE"

Le président Sarkozy a souligné hier que le 23 mai serait "une journée commémorative" de l'abolition de l'esclavage pour les associations qui regroupent les Français d'Outre-mer de l'hexagone et souhaitent "célébrer le passé douloureux de leurs aïeux". Le chef de l'Etat a fait cette déclaration lors du discours prononcé dans les jardins du Luxembourg à Paris, au cours de la cérémonie en mémoire de l'esclavage et de son abolition. Cependant le choix du 10 mai par son prédécesseur, Jacques Chirac, avait été contesté par les principales associations de Français originaires d'Outre-mer. Des associations et des partis, comme le PS, militaient pour le 23 mai, date d'une marche qui avait réuni en 1998 à Paris 40000 Français originaires des Antilles, de Guyane et de la Réunion. Bon nombre d'associations ultra-marines continuent à boycotter la date du 10 mai, jugée par elles illégitime. Dans une circulaire du Premier ministre début mai, l'Etat a finalement décidé de reconnaître le 23 mai comme date commémorative en métropole pour les associations regroupant les français d'outre-mer.


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