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14 janvier 2009 3 14 /01 /janvier /2009 14:13
Conversation avec Paul Vergès - 3/4 -
« La cohésion réunionnaise est insuffisante »
Voici la 3ème partie de l'entretien accordé par Paul Vergès à Patrick Singaïny (voir nos éditions de samedi et d'hier). Après la question de la mémoire de l'esclavage et celle de l'identité culturelle réunionnaise, cette conversation évoque la voie du développement durable...
Patrick Singaïny : En termes de cadres opératoires, nous évoluons dans l'ensemble français et européen. Que fait-on du manque de pouvoir décisionnaire quand on gère un territoire français dans l'océan Indien ?

Paul Vergès : Effectivement, nous n'évoluons pas seulement dans l'ensemble français. Nous évoluons également dans une zone géographique, géopolitique propre. Nous nous inscrivons dans l'Union européenne, qui encourage les pays ACP à se regrouper pour une intégration régionale, dans les zones de la Caraïbe, de l'Afrique occidentale, orientale et australe, et de la zone Pacifique.
Le regroupement économique régional nous permettrait ainsi d'être mieux armés pour assurer un développement dans le cadre de la mondialisation des échanges. Déjà en 1955, la Conférence de Bandung des pays non-alignés avait consacré le concept novateur de pays afro-asiatiques.
Cependant, nous sommes les seuls territoires constitués de populations venues à la fois d'Afrique et d'Asie. C'est là toute notre singularité et notre richesse.
Par conséquent, développons-nous, entre nous, à la fois sur le plan économique, social et culturel et faisons renaître notre parenté commune, notre cousinage commun, notamment au travers de la Commission de l'Océan Indien (COI) qui regroupe nos îles !

Nous retrouvons le projet MCUR (Maison des Civilisations et de l'Unité Réunionnaise)...

Effectivement.
Dans votre texte historique prononcé au Sénat le 23 mars 2000 relatif à l'esclavage crime contre l'humanité, vous avez brossé un portrait de la personnalité réunionnaise sans fard et d'une rare acuité. Je vous cite : « Si l'histoire de cette période fut longtemps masquée, elle se manifeste au quotidien dans les maux de notre société, inégalités extrêmes, racisme latent ou manifeste, rapports sociaux marqués par la violence, étouffement de la personnalité, conflits intérieurs qui font qu'en chaque Réunionnais se livre une guerre civile ». Plus loin, vous dites : « Les conditions de naissance du peuple et de l'identité réunionnais, la persistance des séquelles de l'esclavage appellent la réappropriation lucide et responsable de cette histoire par les Réunionnais. Le dépassement des tabous de cette période fondatrice est la condition du maintien de l'équilibre encore fragile de la société réunionnaise ». Et vous finissez en déclarant : « La création d'une Maison des Civilisations et de l'Unité Réunionnaise (MCUR), projet de la Région Réunion, a cet objectif ».
On pourrait penser qu'on touche ici à une contradiction. En allant chercher les racines pour les confronter au présent réunionnais, ne mettez-vous pas l'existant entre parenthèses ? L'hybridation a déjà eu lieu, les syncrétismes également, notamment religieux, l'art réunionnais existe, la réunionnité existe. Alors pourquoi aller chercher les racines ?

C'est le contraire ! Il y a une dynamique dans la société réunionnaise qui s'ignore. Nous avons connu l'esclavage, la période coloniale marquée par l'assimilation, la période de développement social dans le cadre d'une politique assimilationniste. Dans le même temps, du fait de l'exiguïté de l'île, a persisté ce vivre ensemble qui nous a conduits à une prise de conscience de notre spécificité liée à nos origines différentes. Ce qui freine cette dynamique ce sont les séquelles idéologiques de la période de l'esclavage.
On a fait venir ici des Africains, des Malgaches, des Indiens en exaltant la supériorité de la « race » blanche, le fameux « fardeau de l'homme blanc » de Rudyard Kipling. Cela n'a pas empêché la survivance de leurs croyances et de leurs pratiques.
Qu'est-ce qui a bridé tout cela ? Qu'est-ce qui a créé cette guerre civile intérieure ? C'est la persistance de cette conception idéologique de l'inégalité des cultures et des « races ». La Maison des Civilisations et de l'Unité Réunionnaise veut en prendre le contre-pied et exalter l'égalité des cultures. Il s'agit de dire aux descendants des Malgaches, des Africains, des Indiens, des Chinois : vous êtes les héritiers des grandes cultures du monde, aussi grandes que la civilisation occidentale. La MCUR va restituer ce sentiment de l'égalité des cultures.
Donc l'apparente cohésion réunionnaise est factice...

Non, elle est insuffisante. C'est sur ce terreau que nous donnerons à tous les Réunionnais d'origine européenne, africaine, malgache, asiatique, la fierté de leurs cultures d'origine, celles de leurs ancêtres. Nous leur montrerons que la résistance qu'elles ont montrée pour survivre et résister est la base de notre richesse d'aujourd'hui.

Comment tout Réunionnais peut-il interroger ses ancêtres en les distinguant alors qu'il est la résultante d'un mélange ?

Nous, qui sommes si petits, nous avons l'immodestie de dire que dans plusieurs siècles La Réunion se révèlera comme un exemple de mode d'être au monde. Nous sommes à la fois porteurs de nos héritages particuliers et de la combinaison de tous ces héritages. Nous sommes une population dont la personnalité est actuellement en construction.
Ne pensez-vous pas qu'il y a eu un phénomène d'hybridation qui, dès la plantation, a fondé la réunionnité ?

Mais cette réunionnité n'est pas sans racines ! Aujourd'hui, de nombreux jeunes Réunionnais partent à la rencontre de pays tels que l'Inde, la Chine, et partout ailleurs dans le monde. Quand ils viennent à y déceler les valeurs de leur société d'origine, cela ne les pousse nullement à renoncer à leur réunionnité, au contraire ! Ils s'estiment beaucoup plus riches par cette prise de conscience et ce partage. Chaque Réunionnais se rend compte de ce qu'il doit à l'autre, que cet autre vienne d'Afrique, d'Asie ou d'ailleurs. Nous ne sommes pas seulement - et la Maison des Civilisations et de l'Unité Réunionnaise va le démontrer - un pays de « diversités culturelles », nous ne sommes pas l'addition de cultures différentes qui restent cantonnées à leurs différences. Nous avons opéré des dépassements et évoluons en pleine « intraculturalité ».
En définitive, ici, il n'existe plus la tentation du communautarisme, ce qu'on appelle à l'île Maurice, notre île sœur, le communalisme.
Au fond, n'êtes-vous pas en train de faire rejouer aux Réunionnais leur naissance à travers la MCUR, une naissance orchestrée par eux-mêmes ? La MCUR n'est-elle pas une tentative d'introduire une réalité seconde dans l'univers réunionnais ? N'y a-t-il pas là une forme d'idéalisme ?

Je pense à la phrase d'Aimé Césaire : « Voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme ». Le Réunionnais sent qu'il peut se tenir debout et qu'il existe par lui-même, grâce au partage équitable des divers héritages, sans privilégier l'un par rapport à l'autre...
(à suivre)


« La cohésion réunionnaise est insuffisante »
Témoignages du mardi 6 janvier 2009 (page 3)
http://www.temoignages.re/article.php3?id_article=34396


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