Grâce à ma collègue Cécile R que je remercie chaleureusement, j'ai à nouveau utilisé en classe de seconde un texte d'Olivier Salon pour étudier les procédés comiques. Les élèves apprécient.
CONTE POURRI
Il était une fois un roi extrêmement méchant qui avait épousé une femme merveilleusement bonne. Ils n'avaient eu qu'une fille, qu'on avait nommée l'Ange Beige à cause de la couleur de sa peau, laquelle était du plus beau des beaux beiges qui fussent. Malheureusement, la pauvre reine était morte à la naissance de sa fille.
Voulant se remarier, le méchant roi trouva comme nouvelle femme une mégère aussi mauvaise que lui. Ils étaient tous deux si mauvais que les sept enfants qu'ils eurent ensemble furent tous nains. Pour se venger, les nains en faisaient voir des vertes et des pas mûres à l'Ange Beige, et s'amusaient régulièrement à lui piquer le derrière avec une quenouille rouillée.
Le roi, voulant tester l'obéissance de sa fille, se déguisa en pauvre mendiant, revêtu d'une peau de bête, la peau d'un pauvre âne qui avait coulé en voulant traverser la rivière avec un chargement d'éponges sur le dos. Et ce mendiant proposa à l'Ange Beige de lui acheter une pomme bien rouge et luisante, une délicieuse, en lui recommandant de ne surtout jamais la croquer. L'Ange Beige, qui n'y voyait pas malice, acheta la pomme et la posa sur le rebord de la cheminée. C'est là que la pomme lui fut volée par l'un des nains, du nom de Grincheux. Mais à peine eut-il croqué la pomme que Grincheux se transforma en un énorme rat. Le roi, se méprenant, crut que sa fille lui avait désobéi, et fit la leçon au rat. « Comment », dit-il, « si vous m'aviez écouté, mauvaise fille que vous êtes, vous eussiez seulement caressé la pomme, au lieu que de mordre en icelle ». Ce faisant, le roi caressait la pomme : un génie apparut alors, dans un grand fracas de verre brisé. « Tu m'as appelé », dit le génie de la pomme, « tu seras donc puni pour m'avoir dérangé », et d'un coup de baguette magique, il transforma le roi en crapaud baveux.
A quelque temps de là, la grand-mère maternelle de l'Ange Beige tomba malade au point de devoir rester au lit pendant une semaine. Elle fit donc prévenir sa petite fille qu'un petit beau de peur lui procurerait une secousse salutaire. L'Ange Beige, qui adorait sa mère-grand prépara tout un panier de pommes rouges, de haricots géants, de petits beaux de peur, et s'apprêta à traverser la forêt. Quand elle fut arrivée au plus profond de la plus sombre des sombres clairières, le crapaud baveux se dressa subitement devant elle et lui proposa une course jusque chez Mère-Grand : « Je passerai par ici », lui proposa-t-il insidieusement, « tandis que tu passeras par là ». Ainsi fut fait. Or l'Ange Beige avait grandi depuis le temps qu'elle était petite. Elle songea donc à disposer tout le long de son chemin des petits cailloux qui avaient alourdi ses poches. Et voilà pourquoi, allégée qu'elle était, elle put arriver la première chez Mère-Grand. « Tire la chevillette et la bobinette cherra », lui dit sa grand-mère. « J'n'ai pas le temps, j'fais la course », répondit l'Ange Beige tout en donnant un furieux coup de pied dans la porte qui sortit de ses gonds ; et l'Ange Beige, installée dans le lit de Mère-Grand, put toute à son aise avaler le crapaud quand ce dernier arriva tout essoufflé au pied du lit.
L'Ange Beige avait donc mangé son père, et, comme dit le dicton, « qui avale son père perd son aval ». Catastrophée, l'Ange Beige eut le temps, dans un hoquet, de rejeter un petit sabot du crapaud qu'elle venait d'ingurgiter. Il ne lui restait plus qu'à parcourir le royaume à la recherche du propriétaire véritable de ce petit sabot nabot. Au premier coup de minuit, le sabot commença à frémir ; au troisième coup de minuit, il eut vraiment peur. Au septième coup de minuit, il était affolé. Au treizième coup de minuit, le sabot eut si peur, mais vraiment si peur qu'il se transforma en citrouille, et si trouille qu'il se désintégra. Le rat grommela une vilaine injure : il était brusquement devenu un siroi, avec une longue queue d'écailles à partir du nombril. Le petit siroi aurait voulu crier, mais sa voix s'était volatilisée, comme si sa langue lui avait été coupée. Et le voilà qui gigotait comme un gigot au fond d'un bocal sans eau, en hurlant silencieusement son malheur. Hansel eut pitié de lui et le retira vivement du four où il commençait de se brûler les ailes ; puis il lui plaça un large pantalon autour de sa queue et lui offrit ses propres bretelles pour tenir le pantalon. « Je me souviendrai de toi, Hansel à bretelles », lui cria le petit siroi.
Or c'était maladroit, car ce pantalon avait été vendu à Hansel par d'étranges tailleurs qui lui avaient affirmé que seuls les imbéciles ne pourraient voir la merveilleuse étoffe de soie ; et comme de juste, après avoir été grassement payés, ils s'étaient enfuis. On disait d'eux : « Tailleurs ils étaient venus hier, aujourd'hui ils s'en allaient ailleurs ». Le petit siroi, lui, ne voyait rien autour de sa longue queue d'écailles, les soieries du siroi lui étaient invisibles, et il pleurait à chaudes larmes. Survint alors la si belle chatte du marquis de Carambar qui lui lut une de ses célèbres blagues imprimées sur l'envers du papier d'emballage. Le petit siroi rit si fort que le bruit de son rire le réveilla : Grincheux s'étira, se leva et constata qu'il était debout sur ses deux petites jambes de nain : heureusement, tout ceci n'avait été qu'un mauvais rêve.
Voilà pourquoi, l'Ange Beige, maintenant rétablie, put enfin se marier avec son jeune et joli amoureux, qui s'appelait Bruno Bettelheim et qui commençait à se faire pousser une barbe aux curieux reflets bleutés. Au jour où je vous parle, l'Ange Beige doit gésir dans quelque placard obscur, en compagnie d'autres femmes, également découpées.
Et c'est bien dommage, car en d'autres circonstances, elle eût pu avoir été heureuse et avoir eu beaucoup d'enfants.
Toutefois, j'en doute car n'oublions jamais que ce qui est pire qu'un enfant dans une poubelle n'est pas deux enfants dans une poubelle, mais un enfant dans deux poubelles.
LILIACÉE
C'est une histoire un peu compliquée, mais que je vais quand même tâcher de vous conter là. Moi, je la tiens d'un Crétois, mais comme ce même Crétois m'a dit que tous les Crétois étaient menteurs, j'avoue ne pas trop savoir s'il faut y prêter une quelconque foi.
Il était une fois, enfin une incertaine fois, une terrible sorcière, qui contrairement aux sorcières usuelles était une très belle femme, mais vraiment une très belle femme. Elle se targuait même d'être la plus belle femme au monde et demandait chaque jour confirmation à son miroir. Et le conte commence le jour où le miroir lui répond : tu es très belle, maîtresse, mais aujourd'hui tu n'es plus la plus belle. Il est là-bas, au loin, une femme d'une grande beauté qui surpasse la tienne. Le conte ne dit pas le nom de cette femme, pour d'évidentes raisons de sécurité ; le conte ne fournit que ses initiales : LN, aussi l'appellerons-nous LN. LN n'était pas romaine, hélas, elle était simple et spartiate. Et belle. Trop belle. La sorcière décide donc de faire enlever LN. Alors là, je dois vous avouer que je n'ai pas très bien compris : je crois qu'ils sont trois à l'emmener à Paris (Seine, 75) pour la présenter à un type qui s'appelle Offenbach, ou bien que Pâris l'emmène à Troyes (Aube, 10), c'est peut-être encore une vilaine histoire de tournante dans les banlieues, ou quelque chose comme ça, d'autant qu'un grand épisode se passe aux Ulis (Essonne, 91). Enfin ce qui est sûr, c'est qu'on enlève LN et qu'on l'emmène loin de là, si loin que c'est vraiment galère que d'aller la récupérer. Oh son mari est furieux, et il doit être encore amoureux, car il veut reprendre LN. Il charge donc son frère, un gars d'même nom que lui, qui est aussi le roi du pays, ce qui facilite les choses, de ne pas rester les bras croisés. Et son frère, en tant que roi, demande à un pote qui est encore plus fort que lui, et même assez malin, et qui est un autre roi voisin, enfin, un peu plus loin sur la crête d'une île, d'organiser la récupération.
Bon, mais il faut vous dire que c'est quand même une véritable expédition : trois mille bateaux sont préparés et partent bientôt, mais il arrive tant d'orages, tant de tempêtes et tant de naufrages qu'ils ne sont plus que cinq cents en arrivant au port, au port de Troie, car il faut vous dire qu'à l'époque où je vous parle, il y avait un port à Troie. Bon, mais cinq cents bateaux, ça fait quand même encore du monde. Et là, curieusement, la ville où est enfermée LN est fortifiée, et il est impossible d'y pénétrer. Alors le héros a une bien étrange et bien fameuse idée. Suivez-moi bien parce que c'est compliqué, et moi, le Crétois me l'a racontée deux fois pour que je la comprenne. Le chef fait semblant d'organiser un petit siège, puis de retourner chez lui où sa femme, qu'il a quittée depuis dix ans (ah oui, il faut vous dire que j'ai sauté quelques passages pour faire plus court, et puis aussi parce que les noms des petits héros de cette histoire dans l'histoire sont vraiment trop ridicules, comme Ajax, Achille ou Patrocle, et de toute façon, Hector tue Patrocle, Achille tue Hector, et Pâris tue Achille, ce qui fait 3-0 pour Ajax qui devient fou et se tue), la femme du héros, donc, a de plus en plus froid, sans le réconfort de son guerrier de mari, et elle se tricote une écharpe depuis dix ans, avec une toute petite aiguille, une aiguille du 3 pour les spécialistes, et je vous assure que ça n'est pas gros, une toute petite alêne pour avoir plus chaude haleine, et elle tricote jour et nuit une écharpe avec la laine d'Athènes. Bon, mais il fait semblant, le chef, j'ai dit. En réalité, il a laissé un âne, un âne en bois, dans lequel il a enfermé Brad Pitt qui passait justement par là, et puis quelques-uns de ces hommes qui restaient. Aussi les joyeux imbéciles de Troie, au premier rang desquels se trouve Énée, qui restera sous le nom d'andouille de Gai Énée, ouvrent leur portail et rentrent le canasson qu'ils prennent pour un cadeau de leurs ennemis ; s'ils avaient appris leurs classiques, ils sauraient que « timeo Danaos, et dona ferentes ». Mais là, ils ne savent pas, et le Gai Énée est tout content de montrer le canasson à la population. Alors ils enlèvent le papier cadeau, et là, la surprise est grande, car dedans, il y a plein de soldats en armes, qui ne leur font pas trop de cadeaux justement, c'en est un vrai massacre, à part le Gai Énée qui s'enfuit en Bretagne je crois, ou en Italie je ne sais plus.
Bon, ils récupèrent LN quand même. Mais ce n'est pas fini. Car il faut retourner au bercail, et là, c'est une véritable odyssée. C'est encore plus compliqué, probablement inspiré par Ponson, un gars du Sérail. Le chef qui s'est perdu en mer Égée (à ce propos, le Crétois m'a aussi raconté pourquoi cette mer s'appelait la mer Égée, mais là, ce serait un peu trop long de vous le dire à mon tour, pour résumer, c'est une bien vilaine histoire dans laquelle Arnold Thésée tue le Terminotaure qui s'est emberlificoté dans le fil d'Ariane, la fille de Minos et de Pasiphaé, à l'intérieur du labyrinthe d'où Dédale avait pu s'enfuir en se fabriquant des ailes avec des plumes et de la cire, mais Thésée oublie de mettre une voile blanche à son bateau et son papa il en est tout triste alors il se jette dans la mer qui aussitôt porte son nom, vous voyez bien que c'est complètement ridicule) alors je reviens à ma première histoire, et le chef de l'expédition demande son chemin au commandant Cousteau dans sa Calypso qui le lui indique de sa voix posée dis donc. Mais à peine reparti, le chef doit affronter un ouragan qui fait se déchaîner les flots, tant et si bien qu'il échoue sur une île. Il y est accueilli par de bien charmantes jeunes femmes, et il paraît qu'il aurait même eu une petite aventure là-bas, mais comme c'est le Crétois qui me l'a dit, rien n'est moins sûr.
Un peu plus tard, c'est-à-dire un ou deux ans après dans cette histoire, le chef parvient sur une autre île où les habitants sont des géants anthropophages qui font les gros yeux ; plus précisément, chaque habitant fait le gros œil, et là, c'est encore toute une affaire pour sortir de la grotte où nos héros se sont réfugiés avec les moutons. Car ils se sont fait enfermer au moyen d'une énorme pierre qui obstrue la grotte, et ils sont tous drôlement inquiets parce que le géant mange deux soldats chaque matin et tout autant chaque soir et que la grotte est devenue son garde-manger. Il assure seulement le héros qu'il le mangera lui en dernier, ce qui ne le rassure pas complètement. Heureusement, le chef avait lu Jules Verne et il dit au géant qu'il s'appelle Personne, et ça c'est une bonne blague parce que le géant va se faire ridiculiser auprès de ses autres amis les géants avec un dialogue du genre : « C'était qui ? Ben c'était personne ! Bon, alors c'était pas la peine de nous déranger ». Pourtant, le géant, il s'était fait crever son gros œil par six énormes pieux au bout desquels étaient fichées des cigarettes allumées, et c'est pour ça je crois qu'on l'a appelé le cyclope. Alors le géant est maintenant borgne, et comme il n'avait qu'un œil au départ, il n'y voit plus beaucoup si vous voyez ce que je veux dire, et tous les soldats peuvent sortir de la grotte, cachés sous les moutons, avouez que c'était malin. Enfin bref, si j'ose dire, car les années passent dans tout ça, et notre héros n'est toujours pas rentré chez lui et, même si ses aventures sont assez originales, il commence à en avoir un peu assez de ce voyage qui n'en finit pas. Il a hâte de trouver ses chaussons, son beau royaume à peine et lopins de terre avoisinants, sa télé et son mac, tranquille pépère à la maison avec bobonne et fiston.
Il paraît qu'après, les compagnons d'équipage sont transformés en cochons, et puis qu'ils redeviennent humains, je sais, ça n'a ni queue ni tête, mais c'est comme ça qu'on me l'a raconté ; et que le chef doit encore faire un petit tour aux Enfers, mais comme c'est le héros, il s'en sort quand même, il s'en sort mieux qu'Orphée, car Orphée s'était fâcheusement retourné alors qu'on lui avait bien dit de regarder droit devant lui, et il avait perdu Eurydice, Orphée, tandis que notre héros arrive enfin chez lui, où il espère retrouver son Eurydice à lui, qui ne s'appelle pas Eurydice et qui ne s'est pas fait mordre par un serpent.
Ah là là ; chez lui, ça n'est pas beau à voir. Tout le monde veut prendre sa place à lui, et sa femme aussi. Enfin, j'veux dire que tout le monde veut prendre sa femme, n'est-ce pas ? Jusqu'ici, elle a bien résisté, entourée de son écharpe qui est longue de trois kilomètres, mais justement, elle n'a plus beaucoup de laine. Alors le chef, déguisé en mendiant, sort de sa cachette au bon moment et de son épée Durandal, extermine tous les prétendants et retrouve sa femme et son fils.
Quelle histoire, non mais quelle histoire !
Alors la paix revient sur Ithaque, vous ai-je dit que notre héros était roi d'Ithaque ? et, vingt ans après l'enlèvement d'LN, l'aurore aux doigts de rose peut enfin se lever sans avoir à rougir de sang.
Les gens de légende d'Olivier Salon paraît au Castor Astral
Du récit de la Genèse au Petit Chaperon rouge, en passant par l'Odyssée et la collection intégrale des aventures de Tintin, Olivier Salon s'approprie les grands mythes fondateurs et les passe à la moulinette oulipienne. Il en ressort huit contes détricotés et retricotés à sa façon, totalement falsifiés mais parfaitement authentiques. Julien Couty les éclaire de ses dessins « underground » et ravageurs. Blanche-Neige ne sera plus tout à fait la même.