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COMMENT ÉCRIRE UN BON LIVRE À L'UNIVERSITÉ
Jies J. Sterne
Comment écrire un bon livre à l'université
Exposition des vrais principes qui norment la production
universitaire en France, à destination des plus jeunes afin
qu'ils apprennent à se diriger en cette science et des moins
jeunes afin qu'ils les conservent en leur esprit
Axiomes
I. Moins je suis compris, plus je suis intelligent.
Cela est évident par soi.
II. L'influence est le critère de la valeur intellectuelle.
Cela est encore évident par soi : de fait, nous sommes intelligents et
un amas de gens intelligents est plus intelligent qu'un seul
intelligent.
Première Partie
De ce que nous ne devons pas dire ce
que nous pensons (comment être admis)
PROPOSITION I - Ne jamais critiquer un ponte tant qu'il est vivant.
Scolie : On risquerait sinon de ne plus faire partie des gens
intelligents.
PROPOSITION II - User du vocabulaire de la secte, et envoyer des fleurs
à ses collègues. Rédiger des hommages.
Démonstration : Cela est évident à partir du scolie de la proposition I.
Scolie : Parmi les gens qui pensent, envoyer des fleurs se dit aussi
"citer". Il faut veiller à citer tous les gens intelligents de votre
domaine.
PROPOSITION III - Entre spécialistes, la répétition est de rigueur. On
n'hésitera donc pas à parler de ce dont tout le monde a déjà parlé.
Démonstration : Cela est évident à partir de la prop. II. L'importance
d'un domaine du savoir se mesurant au poids et au volume des
publications, on veillera ainsi à agrandir l'importance de son
domaine. On sera alors bien accueilli.
PROPOSITION IV - Procéder par allusions (notre savoir est de
connivence).
Scolie : Cela va de soi à partir de ce qui précède. Respecter les
prop. I à III, c'est en effet avoir l'assurance d'être admis et
accepté par ses pairs. Une fois entre soi, il est inutile voire
nuisible que quiconque venu du monde extérieur s'immisce là où à
l'évidence il ne devrait pas (d'abord se trouver une niche. Il s'agit
ensuite d'y rester et de la défendre, puis de l'agrandir).
Fin de la première partie
Deuxième partie
Ne pas penser (comment monter)
PROPOSITION I - Fausse nouveauté (la mode, ou, comme cela se dit aussi
parfois dans un langage plus soutenu, la "modernité") : avec un peu
d'art, on pourra fort bien reprendre sous une forme différente ce qui
a été dit ailleurs.
Scolie : On peut ainsi rejouer l'histoire de la métaphysique à
l'infini. On nomme "avant-garde" ceux qui parviennent à faire de
grands bonds en avant tout en restant sur place. On pourra ainsi en
proclamant opérer des ruptures radicales, recycler la tradition (le
cloisonnement des écoles peut faciliter la reprise sous une forme
différente de ce qui a été dit ailleurs). On peut appeler
"déconstruction" l'acte qui consiste à ne pas détruire sans
construire non plus, et "post-modernisme" l'art du recyclage des
cadavres (mais on peut aussi leur trouver d'autres noms). Concilier
la prétention à la rupture et le respect du passé peut prendre la
forme de "retours" : il sera bon par exemple d'expliquer que la
biologie contemporaine est aristotélicienne. "Je suis tout neuf, donc
je suis tout nouveau, ce qui ne m'empêche pas de m'inscrire dans une
longue tradition".
Corollaire I : Si on applique ce qui précède, on sera parvenu à être
d'une originalité attendue (la "distinction"). On sera ainsi certifié
conforme et on obtiendra les premières places partout.
Corollaire II : Par contre, il s'agit de faire attention : quand on a
réinventé l'eau tiède, bien dire que les autres ne l'ont pas fait.
Mais sur ces choses (les moyens de faire la guerre), plus tard.
PROPOSITION II - Capital : lorsqu'on écrit sur un auteur, ne pas
distinguer ses écrits propres d'avec les siens (paraphrase pieuse).
Scolie : On aura ainsi respecté toutes les propositions qui précèdent.
Cela permet à la fois de s'auréoler de la gloire de Leibniz ou de
Kant, et de se rétracter si on a repris à son compte une énormité de
l'auteur.
PROPOSITION III - Le positif (l'exactitude des faits) n'a pas
d'importance ; il est bon néanmoins, sans que ceci soit
contradictoire avec cela, de se parer de l'aura de scientificité et
donc d'autorité que les références aux sciences positives, à
l'histoire ou autres peuvent apporter.
Démonstration : Au niveau de hauteur où la pensée doit se situer, le
contact avec ce qu'on nommera l'empirie n'est pas digne de nous (d'une
manière générale, nous sommes trop dignes pour être curieux). Le
philosophe en particulier, fonde toutes les autres sciences. Il n'a
donc pas besoin de les connaître.
Scolie : En histoire des sciences, l'exactitude étant une notion
dépassée, on pourra consacrer plus de temps aux thèses réfutées
qu'aux thèses plus fécondes.
PROPOSITION IV - D'une manière générale, la brutalité et la souffrance
humaine ne sont pas des objets dignes d'être pensés.
Démonstration : Cela est évident à partir de la considération de notre
dignité.
PROPOSITION V - Il convient de choisir un sujet suffisamment neutre
pour ne gêner personne.
Démonstration : Cela est évident à partir de la prop. I partie I et de
son scolie.
Scolie : Fort heureusement, être plat et lisse dans ses écrits
n'empêche pas de ne pas l'être dans ses actions. On pourra ainsi
valoriser la voie moyenne tout en réintroduisant les fascistes dans
l'université. Mais il faudra alors attendre d'être installé.
PROPOSITION VI - Évacuer ce qui devrait poser problème. Faire passer
les échecs de son auteur pour des victoires ; lisser sa biographie,
en particulier s'il a participé à un massacre ou s'il l'a justifié (a
fortiori, ne pas dire que l'on s'intéresse à cet auteur à cause de
cette dimension de son "oeuvre").
Démonstration : On a vu en effet que les hommes de lettres doivent
garantir la propreté et le bon ton (ce qu'on nomme "subtilité" et
"finesse"). Il faut néanmoins acquérir un art de la dénégation
absolument consommé pour parvenir à nier certaines évidences. Être
sans cesse lénifiant et neutre n'est de fait pas accessible à
n'importe qui et en permanence, mais aux plus grands maîtres en notre
art.
Scolie : On pourra commencer par le dépolitiser en affirmant que sa
pensée n'a rien à voir avec son action. Une fois qu'on l'aura ainsi
désincarnée, on pourra par contre affirmer que cette pensée a la clé
du monde contemporain (Heidegger, Tocqueville, etc.).
PROPOSITION VII - Mon auteur et ma chapelle ont toutes les réponses.
Démonstration : Cela se déduit très bien des propositions I à III,
partie I.
PROPOSITION VIII - Les réponses apportées ne font pas surgir de
nouveaux problèmes.
Démonstration : Voir la démonstration de la proposition VII.
PROPOSITION IX - Ne pas dire quand on ne sait pas (il y a assurément
une conception du savoir comme totalité bornée et autosatisfaite.
Elle se montre, c'est la Mystique).
Démonstration I : Cela est encore une fois évident à partir des
propositions I à III, partie I.
Démonstration II : Cela est aussi évident à partir de la définition de
la nature humaine. Si l'homme en effet désire naturellement savoir et
que notre profession et notre justification est de savoir, nous
serons vénérés et aurons satisfait nos besoins et ceux de notre
public en lui fournissant des réponses. CQFD.
PROPOSITION X - Ne jamais revenir sur ce que l'on sait.
Démonstration : On a vu dans ce qui précède que nous avons déjà toutes
les réponses. Il serait donc grotesque d'y revenir.
Scolie : Que nous sachions déjà tout explique que certains avancent que
rien n'a été fait depuis Aristote, et que c'est très bien comme ça.
Qui plus est, les livres et la tradition sont un capital (et pas
seulement symbolique...). Tout est donc bon dans la boutique. Quand
on a lu un pavé de 800 pages, ne jamais dire qu'il était franchement
sans intérêt (c'est déjà suffisamment dur pour soi).
PROPOSITION XI - Dans la mesure où les questions des autres disciplines
trouvent leurs réponses dans la sienne, veiller à bien dépasser les
limites de son propre savoir.
Démonstration : Cela est évident à partir de ce qui précède.
Scolie : On peut notamment jouer sur la double compétence et utiliser
les sciences pour impressionner les philosophes, ou la philosophie
pour impressionner les scientifiques (M. Serres).
J'en ai fini avec ce que je m'étais proposé de faire dans cette
deuxième partie, où je pense avoir expliqué assez longuement et autant
que le permet la difficulté de la chose, comment ne pas penser, et
avoir livré des choses telles qu'on en peut conclure bien des choses
remarquables, extrêmement utiles à connaître, comme on l'a établi et
l'établira encore. Mais il faut maintenant examiner l'attitude à
adopter quand on a atteint un certain niveau.
[...à suivre...]
Biographie de l'auteur :
Jies J. Sterne
Né le 20 avril 1972 à Austin (Texas, USA). Dans les années 90,
Jies J. Sterne est venu faire ses études de philosophie à Paris, où il
a notamment rédigé une thèse en Sorbonne sur "Dieu et l'âme chez
Husserl et Heidegger : des précurseurs scolastiques aux sciences
contemporaines de l'esprit". Jugeant trop lent le train des réformes en
France, il est rentré aux Etats-Unis en 2001 et y a dirigé un centre
d'applications des études cognitives sur la manipulation des bovins et
la rationalisation des prisons. Il est néanmoins revenu il y a peu sous
nos latitudes pour apporter un peu d'air frais à la recherche
française, dont il a aidé à repenser l'ouverture ; d'aucuns disent
même que par sa conceptualisation néo-rhizomique du "retour de la
répétition" il nous aide à penser l'Ouvert-à-ce-qui-vient, et le
Encore-plus-du-toujours-déjà-là.
Président d'honneur de l'ADRDFD (Amicale Dallas-Riyad pour les Droits
des Femmes et la Démocratie) ;
Trésorier de l'ARCPE (Association Rénovante pour une Culture
Philosophique d'Entreprise)