Compte rendu
LE MONDE | 05.10.09
Au début, je faisais des plans très détaillés, ce qui m'ôtait toute la surprise du livre parce que je savais déjà qui était le criminel. Et puis, je n'étais pas content parce que je ne voulais pas raconter des histoires. Je voulais autre chose. Un livre est comme un organisme vivant, il a ses propres lois. (...)
http://www.lemonde.fr/livres/article/2009/10/05/antonio-lobo-antunes-un-livre-est-comme-un-organisme-vivant_1249463_3260.html
Quelquefois, quand on est couché, quand on est dans cette sorte de phase crépusculaire, entre le sommeil et la veille, on a la sensation d'avoir découvert le secret du monde et de la vie. Et comme on a conscience qu'on est presque endormi, on essaie de se réveiller pour ramener ce secret à la surface. Mais quand on est réveillé, on n'a plus rien. Je me demandais comment avoir cela, écrire dans cette sorte d'état second où vous avez la sensation d'avoir accès à des choses auxquelles vous n'avez pas accès quand vous êtes totalement réveillé. Et j'ai compris que si j'étais très fatigué, j'aurais tout cela : il faut que mes mécanismes logiques soient relâchés, que la police politique intérieure qui vous interdit de penser d'une façon non cartésienne, rationnelle, etc. cède le pas à une autre logique, celle des émotions.
Je n'ai jamais de plan. Pour ce livre-là, Je ne t'ai pas vu hier dans Babylone, j'avais seulement dans la tête une question qui me persécutait depuis très longtemps, depuis que je suis enfant : comment la nuit se transforme-t-elle en matin ? Quand j'étais petit, j'allais me coucher, et tout de suite, c'était le matin, il y avait du soleil à la fenêtre. Qu'est-ce qui s'était passé pendant ce laps de temps ? Cela m'intriguait toujours. C'était la seule idée que j'avais pour le livre. Je voulais comprendre comment la nuit se transforme en matin. Mais je n'arrivais pas à commencer le livre, il fallait un déclic.
J'habite dans un quartier au centre de Lisbonne, qui ressemble à une petite province avec des merceries, des boulangeries, des couturières et des petits bistrots. Comme je vis seul, je mange dans un de ces petits bistrots. Une très vieille actrice, âgée d'environ 90 ans, dîne toujours toute seule dans ce bistrot. Elle arrive seule et s'habille pour aller dîner. Elle porte des robes en soie, des boucles d'oreilles, des bagues et elle va se faire coiffer chez des coiffeurs de quartier, qui font des choses assez moches. Elle a donc une sorte d'armure, un casque de cheveux très blancs autour de son visage. Un jour, je me suis approché d'elle et je lui ai dit : vous avez un si beau sourire, madame. Elle a baissé la tête - c'était très curieux, elle était en train de manger -, elle a cherché son rouge à lèvres (il fait le geste de se passer le bâton de rouge sur la bouche) et elle a levé les yeux et m'a souri. C'était la première fois que j'ai vu un sourire à l'intérieur d'une larme. Je ne savais pas qu'il pouvait y avoir des sourires à l'intérieur des larmes. C'était le déclic et j'ai commencé le livre. Il n'y avait aucune décision intellectuelle ou rationnelle, c'était purement émotionnel. Ce sourire de vieille dame a tout déclenché. Car en même temps, il éclatait de jeunesse. Soudain, elle n'avait pas de rides, une jeune fille droite avec des yeux très émus. Elle avait 18 ans, elle était beaucoup plus jeune que moi. (...)
Pendant que j'écrivais, j'avais tout le temps dans la tête l'impression que j'écrivais pour son sourire et pour son immense solitude. Le patron du bistrot m'a dit : "Ah, vous savez, elle se couche toujours à 3 heures du matin, comme si elle travaillait encore au théâtre." Elle regardait la télé, elle lisait des revues. Elle continuait à vivre comme elle avait toujours vécu - elle avait été assez connue, mais ce n'était pas une grande actrice -, elle conservait les mêmes habitudes qu'avant. Et là, j'ai compris comment on peut vivre dans une immense dignité et en même temps avoir la soif de tendresse de cette femme-là, dans sa solitude. Et j'ai dit : "Maintenant, je peux écrire."
Je ne t'ai pas vu hier dans Babylone, Christian Bourgois, 572 p., 28 €.