Le 16 avril dernier, j’ai accompagné ma classe de seconde à la nouvelle Bibliothèque Départementale de Saint-Denis inaugurée le 18 décembre 2009. Il s’agissait de découvrir les missions d’une bibliothèque moderne et aussi de rencontrer un écrivain, en l’occurrence un poète-dramaturge haïtien Guy-Régis Junior. (http://www.lehman.edu/ile.en.ile/paroles/regis.html) Les élèves ont d'abord dialogué 1h30 avec lui. Un échange passionnant sur le métier d'écrivain, l'inspiration, la mise en scène, la poésie, Haïti aujourd'hui, la créolité, la vie d'un artiste en résidence. Non seulement ils avaient lu des textes de lui avant, ils s’étaient même frottés à l’écriture d’une nouvelle, mais Guy-Régis Junior les a mis à l’aise, a répondu avec humour, attention et générosité à toutes leurs questions. Les élèves ont ensuite découvert les rayonnages de la BDR et ses contraintes (humidité, mesures empêchant les changements thermiques, pénombre), la Bibliothèque du Museum, le Museum et un parcours photographique dans le Jardin de l’Etat avec François-Louis Athenas.
Je copie-colle ci-dessous ma prise de notes pour les curieux. J’y ajoute le poème « Atteint » que les élèves avaient étudié avant de rencontrer GRJ.
Une des choses les plus intéressantes, c’est de pressentir ce qu’on savait mais qu’on était en train d’oublier : ceux qui ont le droit à une véritable instruction dans le monde actuel, représentent environ 10% de la population mondiale. GRJ explique qu’il s’est extrait miraculeusement de la misère. Pour quelques élèves, c’est l’électro-choc, la prise de conscience. Pour d’autres, c’est trop tard. Trompés par la vie facile, condamnés à rester immatures, ils n'auront jamais conscience d'être nés du bon côté dans un monde inégalitaire, un monde en morceaux. Peu leur importe si en Haïti, comme à Madagascar, aujourd’hui en 2010, un enfant sur deux seulement pourra apprendre à lire.
Ce contexte donne un poids particulier à cette phrase de GRJ : « j’appartiens à une génération qui avait une scolarité intermittente, un mois le prof venait, un mois le prof ne venait plus ; ça paraît rigolo comme ça, mais il fallait une vraie volonté pour réussir sa scolarité car tu ne peux pas faire tout le programme tout seul […] il faudrait que vous ayez conscience de la chance que vous avez »
Dans mon ancien blog, j’ai expliqué hier soir pourquoi j’ai l’impression d’avoir quitté l’Education Nationale à un moment où elle est dans un triste état : (s') instruire aujourd'hui http://emoidesmots.blogspot.com/
carte de la Réunion datant de 1545
Rencontre élèves - GRJ
Pourquoi avoir écrit « Atteint » ?
Quand tu reçois une balle normalement tu sues tu as chaud beaucoup de noirs ont été victimes de ça
qu’est-ce que j’ai, qu’est-ce que j’ai,
quelles questions on se pose quand on est dans une situation pareille ?
j’ai assisté souvent à des fusillades dans mon pays ; rien qu’au sifflement d’une balle, je sais reconnaître de quelle arme il s’agit sans me tromper.
j’ai 36 ans
j’écris à partir de l’indignation, j’écris avec mon âme, j’écris pour ne pas devenir un kidnapper, un voleur, un dealer car j’ai été élevé dans un quartier…. Sur 100, je ne crois pas qu’il y en ait 10 qui ont été sauvés, moi j’ai eu de la chance, j’en profite et je continue ; par « sauvés » je veux dire devenir quelqu’un qui vous parle comme moi de littérature et d’histoire
différence créole rényoné et créole haïtien : c’est du français au départ ; après oui il y a des différences ; dans le créole haïtien il y a des mots espagnols, indiens etc
en Haïti, il y a beaucoup d’écrivains
en musique, j’aime John Cage (musique sérielle, musique où s’introduit le hasard)
écrivains : on vit des droits qu’on touche sur les livres qu’on publie, environ 10 à 12% de la recette et de la vente
je vis de ce que j’aime, par passion, même le week-end je travaille
poème préféré : « Le Dormeur du val »
poètes préférés : Rimbaud, Saint-John Perse, Aimé Césaire
pièce de théâtre préférée : Dans la solitude des champs de coton (1985) de Bernard-Marie Koltès à cause du deal comme moteur d’une rencontre
j’appartiens à une génération qui avait une scolarité intermittente, un mois le prof venait, un mois le prof ne venait plus ; ça paraît rigolo comme ça, mais il fallait une vraie volonté pour réussir sa scolarité car tu ne peux pas faire tout le programme tout seul
pour ma fille je paie 1000 euros chaque trimestre pour ses frais de scolarité, sans compter les autres dépenses scolaires
il faudrait que vous ayez conscience de la chance que vous avez
en Haïti, la plupart des écoles sont privées
déçu par mon école privée, je suis allé dans une école publique
mais, pour ne prendre qu’un seul exemple, la prof de biologie n’a fait qu’un cours au premier trimestre et il portait sur les os ; au 2è trimestre, idem, un seul cours, sur les os ; au 3è idem
alors on allait à la bibliothèque pour se former par nous-mêmes
les plus intelligents en tout cas
pour réussir, il faut compter sur soi
puis je suis retourné dans une école privée
je ne fais pas qu’écrire du théâtre
je fais aussi de la mise en scène et des traductions
part de l’autobiographique ?
oui dans Le Père, août 2009
Cette pièce parle de la fascination qu’exercent les USA sur les pères haïtiens. Ils partent en principe pour faire fortune et revenir. Mais souvent le père ne rentre jamais. Dans ma pièce, il meurt et toute la famille attend son cercueil à Port au Prince. Dans ma vie personnelle, mon père (qui n’est pas mort) est parti quand j’avais 12 ans. Quand je l’ai revu, il avait 30 ans.
Vous servez-vous d’un ordinateur ? oui ; mais il a un inconvénient : on ne voit plus les ratures, les brouillons, les états successifs d’un texte ; François-Louis Athénas regrette la beauté perdue des manuscrits ; sur nos tables en bois, il y a 40 ans, on avait des porte-plumes et des plumes en acier
Atteint
Inquiétant. Ça devient inquiétant.
Comment, pourquoi inquiétant ?
De n'avoir jusqu'à présent pas été atteint.
Atteint. Atteint de quoi ?
D'une balle.
De quoi ?
D'une balle.
Tu sais, un projectile qui court...
il court, il court et il rentre ; il court, il court, il court, il ravage ; il court, il court tout ravager ; il ravage tes muscles, tes os ; il court, il rentre et tout ravage en toi ; tu ne le
sens pas qui court ; c'est le feu en toi ; cette chose brûle tout en toi, et toute cette chaleur qui monte subitement, tout ça, tout ça te bouleverse, tout ça, tu ne comprends pas ; tu ne penses
même pas à comprendre, tu n'es pas habitué, tu parles, personne n'est habitué à cette chose-là, mais elle est là, là, rigide, tenace, téméraire ; elle arrête même de courir pour bien se loger
dans un de tes muscles ; elle est même faite pour être logée en toi, dedans toi, oui, pense ; pense à ça, pense que c'est normal qu'elle se fiche dedans, dedans l'un de tes organes, pense, pense,
vas-y, mais tu ne peux ; bien qu'elle soit là dans toi, tu ne peux pas, même ça, tu ne le peux pas, penser, la chose, la vérité de cette chose, elle est là, plantée dans ton corps même, elle
l'est, oui, oui, oui, dedans même, elle s'installe, elle s'incruste, elle se plante, mais vas-y, défends-toi, défie-la, ose la défier, cette chose-là ; cette chose, à la vérité, elle finira en
arrêtant de courir par t'arrêter toi-même ; toi, oui, toi-même ; les gens courent vite te transporter, tu saignes, tu perds ton liquide ; ça dégouline, ta sueur, ta morve, tout ton sang tu le
vois se verser ; ça te bouleverse, et toi, pour l'instant, ce n'est pas ce qui compte, ce n'est pas ce qui compte pour toi, d'être bouleversé ; tu ne penses pas ; tu ne peux pas, tant que ça
coule, tant que ça dégouline ; les gens sont bouleversés ; les gens, ceux qui te transportent, ils ne peuvent pas, ils n'osent pas te regarder ; mais pour l'instant, une fois de plus, ce n'est
pas ce qui compte ; pour toi, ce n'est pas ce qui compte vraiment ; les gens et toi vous ne pouvez même vous regarder, même pas ; vos yeux expriment déjà une trop grande désolation ; une grande
désolation s'abat sur vous, sur eux, sur les gens ; s'abat sur eux, sur tout le pays ; une grande désolation s'abat sur tout pour tous nous ravager ; pense, vas-y, pense ; je te défie de penser ;
impossible pour l'instant ; ça, ça ne compte pas ; même les gens ne comptent pas pour toi ; même les gens, même le quartier, même la ville, même le pays tout entier ne compte pas ; pour l'instant
ce qui compte vraiment pour toi c'est d'être sauvé ; tu les effaces les gens, malgré leurs yeux éteints par la désolation, tu les effaces, tu les éteins ; toi, tu voudrais être sauvé, tu
voudrais garder ton souffle, respirer, respirer, respirer, encore, encore, respirer, vivre, voir, encore, encore, respirer, entendre, vivre, pouvoir encore bouger, respirer, respirer, vivre,
exister, exister encore, être encore, être en vie ; malgré eux, les gens, malgré tout, malgré nous tous, être encore capable de bouger ; pense, vas-y, pense, pense à pourquoi tu tiens tant à
respirer encore ; pense, pense, pense ; non, tu ne sais même pas trop pourquoi tu voudrais continuer à respirer, à durer, à continuer à faire bouger ce corps qui finalement sera toujours cible
dans cette ville, dans ce pays, où tout est déjà cible ; les murs, les fils électriques, les pylônes électriques, les gens, les femmes, les enfants, les militaires, les lâches, les braves, les
défenseurs, les défendus, les policiers, les protecteurs, les protégés, les assaillants eux-mêmes, les murs, les fils électriques, les pylônes électriques, les gens encore, les femmes encore, les
gosses encore, les assaillants encore eux-mêmes, les policiers encore, leurs bras encore, leurs mains encore, leurs ventres encore, leurs têtes encore ; pense, vas-y ; non, ce n'est pas bien
d'être une cible, quoi que l'on fasse, qui que l'on soit, de quelque nature que l'on soit ; non, pas tentant du tout ; mais, pour l'instant, toujours et toujours, ce n'est pas ce qui compte pour
toi ; pour toi, non, toujours pas ; toi, tu voudrais vivre ; tu voudrais respirer, respirer, encore, encore, encore, garder ton souffle, entendre, voir, toucher, respirer, encore, encore, voir,
entendre, respirer, respirer, respirer encore, encore ; que la ville meure, que le pays se carbonise, s'enterre, s'incinère ; que le pays se carbonise, s'enterre, s'incinère ; que le pays se
carbonise, s'enterre, s'incinère ; toi, tu veux planter ton mât, ton digne étendard d'homme ; toi, tu veux vivre ; pourquoi, mais pourquoi tu voudrais vivre, planter ton mât, ton digne étendard
d'homme, ce pays encore se carbonise, s'enterre, s'incinère ; se carbonise, s'enterre, s'incinère ; se carbonise, s'enterre, s'incinère ; mais pourquoi, mais pourquoi, mais pourquoi pendant que
toi tu voudrais vivre, respirer, ce pays se carbonise, s'enterre, s'incinère ; pourquoi mais pourquoi, mais pourquoi ce pays, mais pourquoi ce pays, mais pourquoi, mais pourquoi, mais pourquoi...
ce pays...
Arrête.
Arrête de penser.
Oublie. Dors.
Il est minuit dehors.
Oublie. Dors.
Referme à nouveau les yeux. Referme-les.
Dors. Dors.
Tranquillement.
Guy Junior Régis 2008