les vieux
les vieux sont tellement vieux qu'ils ont des trous noirs
qu'ils vont vers le trou noir
parfois ils disparaissent des écrans des carnets d'adresses
pourtant les jeunes ne savent plus quoi faire quand ils croient leur dernière heure arrivée
il leur faut des vieux
des vieux pour savoir qu'un jour ils seront vieux
que des vieux vont
que des vieux viennent
ouvrent un buffet
reviennent vieillis frotter l'armoire ou l'armurerie
ferment les yeux flottent dans la flanelle
faux départ et puis faux bond
veines rides cuir corne crâne
les vieux les vieilles parfois s'affaissent et s'effacent sous leur faix
leur souffle court long à s'affaiblir
les vieux venus ont vu ont été vaincus
se découvrent sans racines
les vieux ne reviennent pas
les vieux parfois disparaissent dans l'herbe entre les pierres
balayés par le vent
du bout de sa canne ce vieux
touille les feuilles mortes se ravise et repart
en fait depuis des siècles il sait où il va
mais trop rarement se l'avoue
trop souvent il ne veut pas le savoir
vieux honte bave
ne croit plus à l'amitié des arbres
vacille
chancelle
à petits pas dans les feuilles mortes il piétine patiemment
se dodeline doucement
s'affaisse silencieusement
et comme les autres vieux choie et s'échoue mollement
ma maman me disait souvent (j'avais 10 ans peur et pas de réponses) que le bonheur de vivre venait de nombreux bonheurs tout petits, c'est-à-dire qu'elle avait mesuré ce qui nous sépare de la
mort (et qui est à la fois infime et infini) où avait-elle appris ça ? à 14 ans pendant la guerre quand lui échurent les fonctions de maman de son petit frère nouveau-né sans doute
en tout cas elle m'a transmis ce savoir
ce vieux donc traîne de petits pas dans les feuilles mortes
il faut y aller
très tôt il a su qu'il devrait s'allonger une dernière fois
au début il n'y pense pas trop
il profite même souvent de belles plages d'oubli
et peu à peu impossible de le nier
l'abîme s'approche
il a beau ralentir
les pieds dans les feuilles mortes
il a beau avoir joué au loto
trépigné devant sa télé
engueulé des gosses
chié dans son froc
l'abîme s'approche
il a beau ralentir
il a beau se courber
impossible d'oublier
y a pas
i faut y aller
le lundi est tout gris
qu'a-t-il fait de sa vie
a-t-il même eu une vie
en est-il un plus pauvre en la machine ronde
où habite-t-il il ne sait plus c'est dans les oubliettes
s'est-il grisé souvent
comme il aimait rouler du gris
l'homme grisonnant mécaniquement se ment se manque
et rit
il va là où ses pieds le mènent
il va se fendillant
en se fossilisant
avec ses neurones gris à prix réduit
il tourne en rond petite marionnette
il cuit il fond il coule comme le plomb
16 décembre 2013