Langues anciennes, cibles émouvantes
Le Monde | 20.08.2010 à 14h16 • Mis à jour le 23.08.2010 à 15h18
http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/08/20/langues-anciennes-cibles-emouvantes_1400980_3232.html
Par des membres du jury du Capes de lettres classiques
La stratégie visant à éradiquer le grec et le latin de l'école publique entre dans sa phase terminale, avec la suppression programmée du Capes de lettres classiques, concours principal pourvoyeur
des professeurs de langues anciennes dans les collèges et lycées de France. Membres du jury de ce défunt concours, nous avons devant nous ce qui semble devoir être la dernière génération de
professeurs de grec et de latin.
Il y aura, dès le mois de novembre, un Capes de lettres classiques flambant neuf, sans latin ni grec... Tout au plus les candidats auront-ils à se fendre de quelques bribes de versions, comme nos
collègues de lettres modernes traduisent parfois un peu d'anglais. Fi des explications de Virgile, Horace, Sénèque, Cicéron, Euripide, Eschyle, Platon... Place au contrôle de l'éthique du
fonctionnaire et à l'épreuve reine : le commentaire d'une photocopie de manuel scolaire...
Aucune autre discipline n'a eu droit à un traitement aussi privilégié ; partout ailleurs, la réforme des concours a tout de même laissé debout quelques épreuves qui permettent encore de vérifier
la compétence des candidats dans la discipline qu'ils s'apprêtent à enseigner ; partout... sauf en langues anciennes. Aucune volonté politique établie, aucune logique de rentabilité, aucun
impératif économique...
Une commission de réforme des concours se réunit en petit comité ; un inspecteur général y représente les lettres, négocie les nouvelles épreuves, sans latin ni grec ! Chagrin de notre inspecteur
: "Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre..." Le ministre valide, pas de risque de professeurs ou de gamins dans la rue pour sauver Homère et Tacite, et d'un trait de plume des
disciplines entières disparaissent des écrans de contrôle, sans le début du commencement d'une justification.
Un peu d'histoire : depuis trente ans, des "hommes de progrès", plutôt bien représentés au sein du ministère, et de son inspection générale des lettres en particulier, luttent contre ces fléaux
de l'élitisme, du conservatisme et de l'inutilité que constitueraient le grec et le latin. Aucune fracture droite-gauche à chercher : les pragmatiques comme les révolutionnaires y trouvent leur
compte.
Ils avaient d'abord voulu agir sur la demande (les élèves et leurs familles), en proposant des horaires stimulants (latin pendant le déjeuner, grec le mercredi après-midi), des innovations
audacieuses (seconde, première et terminale regroupées en une seule classe), la technique dite du "supermarket" ("Alors on vous propose la classe sportive, ou la classe numérique, ou la classe
européenne, ou la classe musique, ou la classe d'excellence artistique, ou la classe sciences de l'ingénieur, ou alors du latin...").
Mais tous ces efforts se révélèrent peine perdue. Il restait, à la rentrée 2009, un demi-million de petits néoréactionnaires qui s'entêtaient à vouloir étudier le grec et le latin dans les
collèges et lycées de France. Plus grave : dans un contexte où les supposées élites se détournent massivement de l'étude des langues anciennes au profit d'options jugées plus modernes (classe
européenne, cinéma, chinois...), le grec et le latin sont en train de devenir l'un des rares endroits où les élèves les plus fragiles peuvent bénéficier de ce grand luxe dans l'école
d'aujourd'hui : du temps.
Du temps pour comprendre l'orthographe des mots, la grammaire d'une langue, l'évolution d'une écriture, du temps pour l'essentiel. La diminution drastique des horaires de français dans le
secondaire rend ces matières indispensables, du moins pour ceux qui ne peuvent apprendre le français là où on l'apprend désormais : non plus dans une classe, mais dans sa famille.
Dans cette étoffe d'incohérence que constitue une journée de cours pour un lycéen d'aujourd'hui, le grec et le latin confèrent une unité à cet ensemble, notamment pour ceux qui n'ont personne
autour d'eux pour les aider à s'orienter dans le dédale des filières et des options. Pouvoir retrouver l'étymologie de tel nouveau terme scientifique, tel symbole mathématique familier, tel mythe
revu et corrigé par un auteur du XXe siècle, telle racine indo-européenne commune à l'allemand et à l'espagnol : ou comment une journée de cours s'ordonne autour d'une langue ancienne.
Le grec et le latin, instruments de l'égalité des chances, vecteurs de réussite scolaire pour les plus démunis ! Il fallait agir ! Supprimer les élèves prendrait du temps, le plus simple est
qu'ils n'aient plus de professeurs. Cette décision devenait d'autant plus urgente que commence à se dessiner aujourd'hui le bilan des "hommes de progrès" qui ont, depuis quelques décennies, la
haute main sur l'enseignement des lettres.
Un bac français où a désormais cours la notion de "compréhension phonétique" de la copie, des professeurs de langues vivantes, de sciences, bloqués dans leur progression par les lacunes abyssales
des élèves en français, des universités instituant un peu partout des modules de rattrapage accéléré en grammaire et en orthographe pour les jeunes bacheliers, des élèves incapables de trouver
les mots, prisonniers de codes langagiers qui font peut-être les délices des scénaristes et des publicitaires mais s'avèrent assez discriminants dans les entretiens d'embauche.
Effectivement, mieux vaut que les élèves n'entendent pas trop parler de l'Athènes antique, où les hauts fonctionnaires étaient astreints à rendre compte de leur gestion au sortir de leur
charge...
C'est dire la responsabilité qui échoira à ces derniers jeunes professeurs de lettres classiques qui, dans un mois à peine, seront projetés dans les eaux troubles des classes de collège avec la
lourde charge d'y faire exister le grec et le latin. C'est là-bas plus qu'ailleurs que ces matières devront apporter la preuve de leur légitimité et de leur nécessité. Ils nous trouveront à leurs
côtés dans cette entreprise. Universitaires, formateurs, professeurs, c'est à ce combat-là que nous allons désormais consacrer toutes nos forces, loin des jurys de concours où nous laisserons à
d'autres la délicate besogne d'abandonner l'étude des "poètes impeccables" pour le contrôle, plus inattendu, des "collègues impeccables".
Car nous sommes convaincus qu'il y a plus que jamais en France une demande d'école, une demande d'exigence, d'ambition et de dépaysement, et que le grec et le latin sont les mieux placés pour y
répondre. Dans un système qui ne fait qu'accroître les inégalités entre les familles, où l'on explique aux élèves boursiers : "On va vous faire passer des concours différents parce que vous êtes
pauvres", dans un système qui abandonne, sans combattre, ses principes fondateurs aux établissements privés, nous ne comptons pas vraiment abdiquer "l'honneur d'être une cible".
Michèle Gally, professeur des universités (Aix-Marseille) ;
Malika Bastin-Hammou, maître de conférences (Grenoble) ;
Emanuèle Caire, professeur des universités (Aix-Marseille)
Sabine Luciani, professeur des universités (Grenoble) ;
Bénédicte Delignon, maître de conférences à l'ENS (Lyon) ;
Anne de Crémoux, maître de conférences (Lille) ;
Danièle Sabbah, professeur des universités (Bordeaux) ;
Thomas Guard, maître de conférences (Besançon) ;
Anne-Marie Favreau-Linder, maître de conférences (Clermont-Ferrand) ;
Pascale Barillot, professeur de lettres classiques (Versailles) ;
Laure Echalier, maître de conférences (Montpellier) ;
Anne Vialle, professeur en classe préparatoire (Bordeaux) ;
Michèle Gueret-Laferte, maître de conférences (Rouen) ;
Augustin d'Humières, professeur de lettres classiques (Créteil).
des membres du jury du Capes de lettres classiques