Le 15 septembre, j’ai évoqué brièvement ici Evariste Parny en recopiant un fragment de lettre anticolonialiste, un extrait de chanson madécasse et un bref poème érotique. J’ai aussi fait un copié-collé depuis wikipédia pour les grandes dates et titres d’œuvres. Ce n’est pas assez : je viens de lire une bonne partie de son œuvre, une grosse étude biographique sur l’homme et on se réjouit de sentir (au grand nombre d’erreurs qui apparaissent quand on croise les documents, aux nombreuses zones d’ombre, aux témoignages élogieux venus de Chateaubriand, Baudelaire, Sainte-Beuve etc) qu’un gros travail reste à faire.
Je commence par corriger 3 infimes erreurs voilà ce qui arrive quand on fait du copié-collé :
- La jeune fille dont s’éprend Evariste à 20 ans (elle en a 13/14) s’appelle Esther Lelièvre (et non Lelivre) ; certains livres disent qu’elle s’appelle Esther Trousail, c’est une erreur. Encore Evariste ne l’appelle-t-il jamais autrement qu’Eléonore : l’initiale commune E avant tout
- Un point d’interrogation, dans l’évocation de cette idylle par Wikipedia, fait douter de la sincérité des sentiments du poète. Non seulement la question ne se pose pas car ces poèmes lyriques vivent depuis 2 siècles détachés de la circonstance référentielle, mais les nombreuses lettres authentiques que j’ai lues ne permettent pas de douter des sentiments de l’un et de l’autre. Celles des pères des jeunes gens, en particulier. Mais les biographes ont toujours eu des relations difficiles avec l’objectivité
- Il n’y a pas lieu non plus de douter du lieu d’écriture des Chansons madécasses, elles ont bien été écrites à Pondichéry, entre mars et septembre 1785. A mes yeux, ce sont ces Chansons madécasses et les Elégies qui sont les plus remarquables. En librairie, les œuvres sont soit épuisées, soit difficiles à trouver, soit incomplètes, soit truffées d’erreurs. Mais à la longue, l’œuvre d’Evariste sera « réévaluée » comme on dit aujourd’hui. Pour un étudiant en master de Lettres modernes qui veut traiter un sujet vierge et se rendre utile, Evariste c’est du pain bénit. La (seule) spécialiste, c’est Catriona Seth, Professeur à l’Université de Nancy II (littérature du XVIIIè siècle).
En 1779, Evariste écrit déjà la souffrance amoureuse comme le fera Musset 40 ans plus tard. Les paysages naturels sont miroirs de l’âme, révélateurs d’émotions et de déchirures profondes, à la manière des romantiques. Evariste a perdu sa mère à quatre ans.
Le tapuscrit que je viens de lire (238 pages) a été écrit par Léon de Forges de Parny qui habite près de Dax et qui l’a terminé en 1976. Il contient 60 lettres qu’il présente comme inédites pour la plupart. Je croyais avoir affaire à un inédit, mais en fait le livre Evariste Parny : Poésies érotiques et autres poèmes publié en 2001 aux éditions Grand Océan contient toute la partie biographique. Gilles de Forges de Parny, a donc transmis un exemplaire de l’ouvrage de son oncle au directeur des éditions Grand Océan, Jean-François Reverzy, et il a très bien fait.
L’ironie du sort veut que Grâce Vally (mariée à Evariste en 1802), Esther Lelièvre et Evariste Parny soient tous les 3 nés à l’isle Bourbon, entre 1753 et 1760, soient venus en métropole peu avant la Révolution, soient morts et enterrés à soixante ans environ en métropole.
Dans les années 1780, Chateaubriand, plus jeune de 15 ans qu’Evariste, écrit : « Je savais par cœur les élégies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui écrivis pour lui demander la permission de voir un poète dont les ouvrages faisaient mes délices ; il me répondit poliment : je me rendis chez lui rue de Cléry. Je trouvai un homme assez jeune encore (Parny avait 35 ans), de très bon ton, grand, maigre, le visage marqué de petite vérole. Il me rendit ma visite. Je le présentai à mes sœurs. Il aimait peu la société et il en fut bientôt chassé par la politique. Il était alors du vieux parti. Je n’ai point connu d’écrivain qui fût semblable à ses ouvrages : poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l’Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait à glisser dans la vie sans être aperçu, sacrifiait tout à sa paresse, et n’était trahi dans son obscurité que par ses plaisirs qui touchaient, en passant, sa lyre ».
Dans Le voyage de Baudelaire à l’île Maurice et à la Réunion (Sham’s éditions) 2000, Emmanuel Richon, écrivain et spécialiste de Baudelaire, écrit page 48 : « Les Chansons madécasses de Parny faisaient partie des lectures de Baudelaire, c’est attesté. L’œuvre de Parny faisait partie des livres que lui avait légués son père. Mais ce sont les poèmes érotiques de Parny qui exercent la plus forte influence sur Baudelaire. Le poète parisien était suffisamment habité par ses propres souvenirs tropicaux pour ne pas avoir besoin de recourir à ceux du Réunionnais. L’influence principale est d‘ordre érotique, bien que l’érotisme baudelairien aille encore plus loin. Pourtant Parny n’était pas non plus un enfant de chœur en la matière. Baudelaire s’est aussi inspiré de Parny pour ses Petits Poèmes en Prose. Parny fut l’un des premiers à avoir inventé le genre. C’est aussi lui qui a introduit la figure du nègre dans la littérature. Il était aussi « moderne » que Baudelaire avant l’heure. »
J’ai choisi de recopier ici un « Billet » (coquin), un poème doux et douloureux comme un regret de Du Bellay qui s’appelle « Complainte » et la 6è élégie que j’ai l’intention de faire étudier à mes élèves de 1S et 1ES (l’examinateur fera-t-il le lien avec le nom du lycée ?).
Billet
Apprenez, ma belle,
Qu'à minuit sonnant,
Une main fidèle,
Une main d'amant,
Ira doucement,
Se glissant dans l'ombre,
Tourner les verrous
Qui dès la nuit sombre,
Sont tirés sur vous.
Apprenez encore
Qu'un amant abhorre
Tout voile jaloux.
Pour être plus tendre,
Soyez sans atours,
Et songez à prendre
L'habit des Amours.
Complainte
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs,
Et sans effort coulez avec mes pleurs.
Voici d'Emma la tombe solitaire,
Voici l'asile où dorment les vertus.
Charmante Emma ! tu passas sur la terre
Comme un éclair qui brille et qui n'est plus.
J'ai vu la mort dans une ombre soudaine
Envelopper l'aurore de tes jours ;
Et tes beaux yeux se fermant pour toujours
A la clarté renoncer avec peine.
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs,
Et sans effort coulez avec mes pleurs.
Ce jeune essaim, cette foule frivole
D'adorateurs qu'entraînait sa beauté,
Ce monde vain dont elle fut l'idole
Vit son trépas avec tranquillité.
Les malheureux que sa main bienfaisante
A fait passer de la peine au bonheur,
N'ont pu trouver un soupir dans leur coeur
Pour consoler son ombre gémissante.
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs,
Et sans effort coulez avec mes pleurs.
L'amitié même, oui, l'amitié volage
A rappelé les ris et l'enjouement ;
D'Emma mourante elle a chassé l'image ;
Son deuil trompeur n'a duré qu'un moment.
Sensible Emma, douce et constante amie,
Ton souvenir ne vit plus dans ces lieux ;
De ce tombeau l'on détourne les yeux ;
Ton nom s'efface, et le monde t'oublie.
Naissez, mes vers, soulagez mes douleurs,
Et sans effort coulez avec mes pleurs.
Malgré le temps, fidèle à sa tristesse,
Le seul Amour ne se console pas,
Et ses soupirs renouvelés sans cesse
Vont te chercher dans l'ombre du trépas.
Pour te pleurer je devance l'aurore ;
L'éclat du jour augmente mes ennuis ;
Je gémis seul dans le calme des nuits ;
La nuit s'envole, et je gémis encore.
Vous n'avez point soulagé mes douleurs ;
Laissez, mes vers, laissez couler mes pleurs.
Sixième élégie
J'ai cherché dans l'absence un remède à mes maux ;
j'ai fui les lieux charmans qu'embellit l’infidelle.
Caché dans ces forêts dont l'ombre est éternelle,
j'ai trouvé le silence, et jamais le repos.
Par les sombres détours d'une route inconnue,
j'arrive sur ces monts qui divisent la nue.
De quel étonnement tous mes sens sont frappés !
Quel calme ! Quels objets ! Quelle immense étendue !
La mer paroît sans borne à mes regards trompés,
et dans l'azur des cieux est au loin confondue ;
le zéphyr en ce lieu tempère les chaleurs ;
de l'aquilon par fois on y sent les rigueurs ;
et tandis que l'hiver habite ces montagnes,
plus bas l'été brûlant dessèche les campagnes.
Le volcan dans sa course a dévoré ces champs ;
la pierre calcinée atteste son passage.
L' arbre y croît avec peine ; et l' oiseau par ses chants
n' a jamais égayé ce lieu triste et sauvage.
Tout se taît, tout est mort ; mourez, honteux soupirs ;
mourez, importuns souvenirs,
qui me retracez l' infidelle ;
mourez, tumultueux desirs,
ou soyez volages comme elle.
Ces bois ne peuvent me cacher ;
ici même, avec tous ses charmes,
l' ingrate encor me vient chercher ;
et son nom fait couler des larmes
que le tems auroit dû sécher.
ô dieux ! Oh ! Rendez-moi ma raison égarée ;
arrachez de mon coeur cette image adorée ;
éteignez cet amour qu'elle vient rallumer,
et qui remplit encor mon ame toute entière.
Ah ! L'on devroit cesser d'aimer
au moment qu'on cesse de plaire.
Tandis qu' avec mes pleurs, la plainte et les regrets
coulent de mon ame attendrie,
j'avance, et de nouveaux objets
interrompent ma rêverie.
Je vois naître à mes pieds ces ruisseaux différens,
qui, changés tout-à-coup en rapides torrens,
traversent à grand bruit les ravines profondes,
roulent avec leurs flots le ravage et l'horreur,
fondent sur le rivage, et vont avec fureur
dans l'océan troublé précipiter leurs ondes.
Je vois des rocs noircis, dont le front orgueilleux
s'élève et va frapper les cieux.
Le tems a gravé sur leurs cimes
l'empreinte de la vétusté.
Mon oeil rapidement porté
de torrens en torrens, d'abîmes en abîmes,
s'arrête épouvanté.
ô nature ! Qu'ici je ressens ton empire !
J'aime de ce désert la sauvage âpreté ;
de tes travaux hardis j'aime la majesté ;
oui, ton horreur me plaît ; je frissonne et j'admire.
Dans ce séjour tranquille, aux regards des humains
que ne puis-je cacher le reste de ma vie !
Que ne puis-je du moins y laisser mes chagrins !
Je venois oublier l’ingrate qui m'oublie,
et ma bouche indiscrète a prononcé son nom ;
je l'ai redit cent fois, et l'écho solitaire
de ma voix douloureuse a prolongé le son ;
ma main l'a gravé sur la pierre ;
au mien il est entrelacé.
Un jour le voyageur, sous la mousse légère,
e ces noms connus à Cythère
verra quelque reste effacé.
Soudain il s'écrîra : son amour fut extrême ;
il chanta sa maîtresse au fond de ces déserts.
Pleurons sur ses malheurs, et relisons les vers
qu' il soupira dans ce lieu même.
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