
vernissage de l'expo de l'atelier photo-poésie de mon lycée hier après-midi
témoignage en faveur des élèves : dès qu'on leur donne des moyens (un appareil-photo), des conseils, une règle du jeu, dès qu'on leur fait confiance, ils font preuve d'une inventivité remarquable.
Un seul principe : que le dialogue naisse entre une photo et un texte littéraire. L'un ne va pas sans l'autre : « le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie » Salon de 1846, Baudelaire.
Chaque photo a donc été exposée accompagnée d'un titre, d'un poème et d'indications techniques

POZZO
Ah oui, la nuit mais soyez donc un peu plus attentifs, sinon nous n'arriverons jamais à rien. Regardez. Veux-tu regarder le ciel. Bon ça suffit. Qu'est-ce qu'il a de si extraordinaire ? En tant
que ciel ? Il est pâle et lumineux, comme n'importe quel ciel à cette heure de la journée. Dans ces latitudes. Quand il fait beau. Il y a une heure environ après nous avoir versé depuis mettons
dix heures du matin sans faiblir des torrents de lumière rouge et blanche, il s'est mis à perdre de son éclat, à pâlir, toujours un peu plus, un peu plus, jusqu'à ce que... vlan ! fini ! il ne
bouge plus ! Mais - mais, derrière ce voile de douceur et de calme la nuit galope et viendra se jeter sur nous... pfft ! comme ça au moment où nous nous y attendrons le moins. C'est comme ça que
ça se passe sur cette putain de terre.
En attendant Godot, 1952, Samuel Beckett

Carmen est maigre - un trait de bistre
Cerne son oeil de gitana.
Ses cheveux d'un noir sinistre,
Sa peau, le diable la tanna.
Les femmes disent qu'elle est laide,
Mais tus les hommes en sont fous :
Et l'archevêque de Tolède
Chante la messe à ses genoux ;
Car sur sa nuque d'ambre fauve
Se tord un énorme chignon
Qui, dénoué, fait dans l'alcôve
Une mante à son corps mignon.
Et, parmi sa pâleur, éclate
Une bouche au rire vainqueur ;
Piment rouge, fleur écarlate,
Qui prend sa pourpre au sang des coeurs.
Ainsi faite, la moricaude,
Bat les plus altières beautés,
Et de ses yeux la lueur chaude
Rend la flamme aux sasiétés.
Elle a, dans sa laideur piquante,
Un grain de sel de cette mer
D'où jaillit, nue et provocante,
L'âcre Vénus du gouffre amer.
Emaux et Camées, 1852, Théophile Gautier

Le casque semble un crâne, et, de squammes couverts,
Les doigts des gantelets luisent comme des vers;
Ces robes de combat ont des plis de suaires;
Ces pieds pétrifiés siéraient aux ossuaires;
Ces piques ont des bois lourds et vertigineux
Où des têtes de mort s'ébauchent dans les noeuds.
Ils sont tous arrogants sur la selle, et leurs bustes
Achèvent les poitrails des destriers robustes;
Les mailles sur leurs flancs croisent leurs durs tricots;
Le mortier des marquis près des tortils ducaux
Rayonne, et sur l'écu, le casque et la rondache,
La perle triple alterne avec les feuilles d'ache;
La chemise de guerre et le manteau de roi
Sont si larges, qu'ils vont du maître au palefroi;
Les plus anciens harnais remontent jusqu'à Rome;
L'armure du cheval sous l'armure de l'homme
Vit d'une vie horrible, et guerrier et coursier
Ne font qu'une seule hydre aux écailles d'acier.
Extrait de Les Chevaliers errants, Eviradnus (La Légende des siècles, 1859) de Victor Hugo

Les Effarés
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
Leurs culs en rond,
A genoux, cinq petits, - misère ! -
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond...
Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l'enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein.
Et quand pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain ;
Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées,
Et les grillons ;
Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,
Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits plein de givre,
- Qu'ils sont là, tous,
Collant leur petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses
Entre les trous,
Mais bien bas, - comme une prière...
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,
- Si fort, qu'ils crèvent leur culotte,
- Et que leur lange blanc tremblote
Au vent d'hiver...
Rimbaud


Colloque sentimental
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.
- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?
- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.
Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.
- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.
Fêtes galantes, Verlaine

dans l'oeil de Tirésias (photo : Jade)

Trois allumettes, une à une allumées dans la nuit
La première pour voir ton visage tout entier
La seconde pour voir tes yeux
La dernière pour voir ta bouche
Et l'obscurité toute entière pour me rappeler tout cela
En te serrant dans mes bras.
Jacques Prévert
Ô muse de mon cœur, amante des palais,
Auras-tu quand janvier lâchera ses Borées,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ?
Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées
Aux nocturnes rayons qui percent les volets ?
Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,
Récolteras-tu l'or des voûtes azurées ?
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,
Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas
Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire épanouir la rate du vulgaire.
Les Fleurs du mal, Baudelaire

il est inutile de prendre en photo avec un flash un lapin blanc qui a déjà les yeux rouges


Vers toi va
l'ombre du bambou
de toi vient
l'éclat de la mousse
Tu te donnes
à la grâce ailée
de deux ou trois feuilles
d'orchidée
A l'apogée du printemps
Du fond du feuillage
Une branche se détache
et fait un geste d'accueil
François Cheng (Double chant, 2000)