"Refusons le sabordage du français", par Claude Hagège
LE MONDE | 25.04.2013
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Par Claude Hagège (professeur au Collège de France)
La France n'est certes que la source historique, et non la propriétaire exclusive de la langue française, que partagent avec elle, à travers le monde, les soixante-dix-sept Etats et gouvernements
constituant ensemble l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Du moins jusqu'ici. Car le projet de loi Fioraso, qui veut imposer, en faveur de l'anglais, une très large extension
des exceptions au principe du français langue de l'enseignement, des examens et des concours, pourrait avoir pour conséquence, du fait de la valeur symbolique d'un acte de sabordage du français
par la France officielle elle-même, un doute croissant quant à la légitimité de la promotion de cette langue par les autres pays francophones. Heureusement, quelques espoirs subsistent : le
directeur du Salon du livre du Beyrouth me disait, à la fin d'octobre 2009, en un français aussi classique que sa voix était sereine et teintée d'ironique mépris : "Laissez là vos alarmes : si la
France torpille le français, d'autres pays seront toujours là pour le revigorer et galvaniser sa diffusion !"
On se demande, pourtant, d'où peut bien venir, en France, cet acharnement contre la langue française. De la monarchie à la République, surtout aux heures les plus tragiques de cette dernière,
tout illustre ce dicton : "C'est par sa langue que vit une nation." Les dirigeants de la nation française sont-ils donc saisis d'une pulsion d'autodestruction ? A supposer que tel ne soit pas le
cas, tout francophone lucide ne peut qu'adresser aux gens de pouvoir à Paris et aux intellectuels malvoyants qui les inspirent, le message suivant : "N'entendez-vous pas s'esclaffer les étudiants
étrangers que votre exorbitante et naïve assurance prétend attirer dans vos universités et vos écoles par un enseignement en anglais, alors qu'il n'y est pas langue maternelle ? Ne voyez-vous pas
que les mieux informés d'entre eux commencent à avoir pitié de votre dérisoire servilité face aux mécanismes du profit, et à se demander quelle déplorable aliénation vous torture, alors qu'ils
respectaient jusqu'ici la culture et la langue françaises ? Allez-vous protéger enfin vos tympans contre les sirènes des universitaires liés par des conventions avec des établissements
anglophones, et qui n'ont pas encore compris que c'est en utilisant le français qu'ils accroîtront le prestige de leurs travaux, et non en mordant le sol devant l'anglais ?"
Le français est depuis le XIIIe siècle une langue à vocation internationale, d'abord européenne, puis levantine, puis mondiale. Il est aujourd'hui la seule langue, avec l'anglais, qui soit
présente sur les cinq continents. Chaque réunion de l'OIF montre que la promotion du français encourage celles de toutes les autres langues des pays membres. Madrid, Lisbonne-Brasilia, et
maintenant Pékin dressent, face à la résistible domination de l'anglais, l'arme irrésistible de la diversité. Et c'est à ce moment même que la France, qui possède une longue antériorité
historique dans l'illustration de sa langue, devrait sacrifier cette dernière aux pauvres pièges de l'argent ? !
Il est encore temps de réagir devant le burlesque en passe de devenir le consternant. Il est encore temps de se mobiliser avant qu'un projet de loi porteur du cancer ne soit proposé à la
représentation nationale. Une partie grandissante du public bien informé est en train de se déprendre du vertige de l'américanisation déguisée en mondialisation. L'Académie française, elle aussi,
dénonce un projet suicidaire.
Quant aux masses françaises, abreuvées de sous-culture américaine, elles ne manifestent aucun désir de substituer l'anglais au français dans l'enseignement en France. Ce sont donc les forces
vivantes et majoritaires du pays que l'on insulte en plaçant l'anglais sur un piédestal dont il n'a que faire, surtout venant du gouvernement français. Battons-nous pour notre langue ! Car même
si l'enjeu est aussi d'éviter, par solidarité civique, aux autorités de sombrer dans le grotesque en même temps que dans l'indignité, c'est de notre identité qu'il s'agit. Il n'est plus temps de
clore nos paupières : nous sommes en guerre !
Lire le débat Université, pourquoi une nouvelle réforme ?, avec les contributions de Geneviève Fioraso, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche ; Valérie Pécresse, ancienne
ministre de l'enseignement supérieur ; des prfosseurs d'économie ; Jean-Louis Fournel, professeur à l'université Paris-VIII et ancien président du collectif Sauvons l'université ! ; Claude
Hagège, professeur au Collège de France ; Gilbert Béréziat, président honoraire de l'université Pierre-et-Marie-Curie...
Claude Hagège (professeur au Collège de France)