J'en ai compté jusqu'à 19. Je n'en revenais pas. Ce sont les bonchiens qui pourrissent et nourrissent mes nuits. Depuis le 22 septembre. Bientôt deux mois. Vers 18h, les moustiques annoncent la
tombée de la nuit. Dengue, palu, chick à quoi je réponds 5 sur 5, citronnelle, manches longues, moustiquaire et tortillons à consumer. On essaie de rentrer vite. Mais il faut laver les timbales,
fermer les tubes de gouache, mettre sous clé canson et pinceaux. Faire des courses. Heureusement, avant 20h, les agressions contre un vasaha isolé sont rares. Après, taxi obligatoire. Encore
faut-il éviter de tomber sur le chauffeur de taxi qui m'a dépouillé.
19 donc. C'est vers 22h qu'ils commencent à se relayer : wow wow wow wow wow wow wow wow wow wow wow wow wow wow wow wow. ça dure, ça dure, des heures, sans temps mort, 23h, minuit, 1h, 2h, 3h.
Vers 3h30, ce sont des plaintes, des wouwouwouwou lancés à la lune. Mais surtout, de temps en temps, les wow wow wow wow sont ponctués par un hurlement suraigu kaïkaïkaïkaï. J'ai mis des jours et
des nuits à m'expliquer ce kaïkaïkaïkaï au milieu des wow wow wow wow. La plupart de ces bonchiens passent le plus clair de leur temps diurne immobiles, lovés dans un creux poussiéreux de la
chaussée défoncée, et un passage dans la benne pleine d'immondices toute proche ne peut suffire à les sustenter. C'est lorsque j'en ai vu deux se poursuivre que j'ai compris : en fait, ils n'ont
que trois pattes valides. Et ils courent aussi vite sur trois pattes que sur quatre. Que font-ils quand survient le kaïkaïkaïkaï ? Comment expliquer le passage des sourds wow wow wow wow au
strident kaïkaïkaïkaï ? C'est tout simplement l'heure de la gamelle. Un bonchien se fait movéchien et cherche à croquer une des trois pattes du bonchien le plus proche ou le plus amoché. Le
problème consiste à fabriquer un bonchien à deux pattes (comestible) avant d'être devenu soi-même un bonchien à deux pattes. A croquer avant d'être croqué. A ce moment-là, c'est gagné. Je suis
sûr que la partie est remportée d'avance quand on a choisi un bonchien tripode, dépenaillé, pelé, galeux, pouilleux, terreux, osseux, minable, mais néanmoins saignant, bleu, tartare, si on
mastique bien.
Il doit y avoir un système de renouvellement car ils sont toujours aussi nombreux. Les faubourgs jouent le rôle de réserve sans doute. Un congénère de la périphérie de la ville comprend que c'est
son tour de faire le trajet, de passer de quatre à 3, puis de 3 à 2 pattes. De vérifier ce que disait Charles Darwin il y a un siècle et demi.
Le matin, les bonchiens repus dorment.
Quant à ce moumoute de l'hémisphère nord, nommé Pastis, il plume des pigeons par désoeuvrement. Et aussi pour faire un peu d'exercice. Car sur la bascule, il pèse autant que deux bonchiens de ma rue. Pour faire comme les autres, parfois, il miaule : ses émincés de canard aux petits légumes goût souris pourraient être cuisinés plus délicatement.